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struit exprès et à des intervalles calculés, des maisons pour abriter les convois pendant les jours de repos ; ces bâtimens, longs, peu élevés (ils n’ont qu’un étage), s’étendant au milieu de plaines désertes et ne s’animant que de temps en temps, font un étrange effet. Des corps de garde sont en outre établis à distances inégales dans tout le parcours, depuis Kiow et Smolensk jusqu’à Nertchinsk ; dans chacun de ces corps de garde se trouve un officier avec un nombre de soldats suffisant pour remplacer l’escorte qui arrive. L’officier est responsable des prisonniers et a sur eux un pouvoir discrétionnaire ; il peut les punir de la bastonnade, des verges et du plète : les abus sont donc inévitables. Disons-le cependant à l’honneur de l’humanité, beaucoup de ces officiers, loin d’user avec cruauté de leur pouvoir dictatorial, se montrent souvent pleins de ménagemens et de compassion pour les malheureux qu’ils sont chargés de conduire. Au temps des grands froids ou des débordemens des fleuves sibériens (de la fin de mai jusqu’à la mi-juin), les colonnes s’arrêtent à l’étape où elles se trouvent. Les expéditions sont réparties de telle sorte que chaque semaine un convoi arrive à Tobolsk, tandis qu’un autre le quitte pour continuer sa route, car à Tobolsk réside la commission dite des déportés, qui assigne à chacun sa destination définitive selon le besoin des travaux publics et les convenances locales. On calcule que le nombre des déportés s’élève chaque année à peu près à dix mille.

Il faut que je note encore un détail qui m’a été raconté par ce même Siésiçki dont j’ai déjà parlé. Le convoi dont il faisait partie fut rencontré près de Moscou par le duc de Leuchtemberg et sa femme, la grande-duchesse Marie. La fille de Nicolas, en apprenant que dans cette colonne se trouvaient des Polonais condamnés politiques, se les fit désigner, et resta une heure à les regarder ; elle ne prononça pas une parole, mais s’essuyait continuellement les larmes qui lui coulaient des yeux. Le duc de Leuchtemberg s’approcha de Siésiçki, s’informa de son nom, et lui dit qu’il demanderait sa grâce à l’empereur. L’a-t-il oublié ou ne l’a-t-il pas osé ? Ce qui est sûr, c’est que j’ai trouvé bien longtemps après Siésiçki en Sibérie et que je devais encore l’y laisser.


II.

Rencontre étrange ! Emporté par la kibitka vers « le pays d’où l’on ne revient plus, » forçat désigné allant au-devant d’une destinée amère, il me fut cependant donné de contempler des infortunes bien plus grandes que la mienne ; je pus de temps en temps me mirer dans ces convois que je dépassais et me trouver heureux ;