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et l’Angleterre ne reculerait pas devant l’emploi des mesures les plus rigoureuses, si elles étaient nécessaires pour faire rentrer les ouvriers et le peuple dans les voies des réclamations légales et régulières ; ces derniers le savent si bien que dans leurs grèves fréquentes, presque jamais ils n’osent se porter au-delà de certaines limites. Une crainte salutaire et non la seule modération, telle est la cause de leur sagesse comme la sauvegarde de la paix publique.

Le solide édifice de cette société paraît donc divisé en étages réguliers, et l’on pourrait dire que, sur les vingt-trois millions environ d’habitans qui peuplent les trois royaumes, un million d’Anglais est chargé ou se charge de posséder la fortune publique et de gouverner tout l’ensemble de l’empire britannique ; les vingt-deux autres millions d’Anglais cherchant à s’enrichir se chargent de manufacturer et de vendre tout ce qui sert à vêtir, à armer, à outiller ou à médicamenter les cent cinquante millions de sujets britanniques de race étrangère répandus sur la surface du globe, qui à leur tour sont chargés, de gré ou de force, d’être les consommateurs des objets manufacturés par la métropole, ou parfois aussi de devenir producteurs de matières premières. C’est là sans doute la pyramide humaine à laquelle fait allusion et qu’admire lord Brougham. Nous admirerons avec lui la grandeur et la majesté de l’édifice, mais nous n’aurons garde de demander de quel poids il pèse sur les assises inférieures de sa large base. Quelles que soient les conséquences qu’on déduise des faits exposés dans le livre de lord Brougham, on ne saurait nier que la nation et le gouvernement anglais vivent et prospèrent, non par la division des pouvoirs, mais au fond par l’unité, premier principe de toute puissance, et par cette unité absolue, la plus matérielle et la plus palpable de toutes, celle de la richesse et de la propriété.

On ne saurait non plus disconvenir que la France est et a toujours été bien éloignée de réunir toutes les conditions du gouvernement anglais. Dès longtemps en Angleterre, chaque particulier a toujours défendu avec acharnement sa propre liberté dans sa personne, dans sa maison, dans ses droits ; chacun, sans grandes vues générales et comme d’instinct, a aidé et encouragé son voisin à faire de même, et sans qu’on eût promulgué de « déclaration des droits de l’homme, » la liberté est née, a su ne pas mourir, et a pu servir aux besoins de chaque jour. Chez les Anglais, la liberté était presque devenue pour la nation entière une affaire de ménage, quand elle n’était encore chez nous qu’à l’état de découverte philosophique.

Toutes les conditions que nous avons énumérées ou quelques-unes seulement sont-elles indispensables à la liberté ? Quels sont les élémens à notre portée qui peuvent remplacer les conditions qui nous