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furtivement de moi et n’eut que le temps de me demander : « Que font les nôtres, et que pense-t-on en France ? » Enfin le 20 août 1844, bien tard dans la nuit, nous nous arrêtâmes devant une espèce de forteresse. « Qui va là ? cria du haut du bastion le factionnaire. — Un malheureux, » répondit de notre kibitka le postillon. Aussitôt les portes s’ouvrirent ; nous étions à Omsk.

Avec la promptitude fiévreuse qui caractérise le service public en Russie, au bout de vingt minutes, rapport fut fait sur mon arrivée au commandant de la forteresse et au prince Gorlchakov, gouverneur-général de la Sibérie occidentale, et l’ordre revint de me mener au corps de garde, tout près de la demeure du prince. On m’installa dans une chambre que je trouvai déjà occupée par un officier détenu pour infraction à la discipline. C’était un tout jeune homme de bonne famille âgé à peine de vingt ans, beau, gracieux, joyeux, parlant français et communiquant sa bonne humeur à tout ce qui l’approchait. À l’annonce que j’étais Polonais, il me fit tout de suite un accueil empressé, m’offrit force verres de thé et se mit en quatre pour me préparer une couche. Malgré la fatigue du long voyage, je passai la plus grande partie de la nuit à causer avec lui, tant je trouvai de plaisir à sa conversation enjouée. Il connaissait très bien le pays et me donna les renseignemens les plus précis et les plus utiles à ce sujet ; mais il mit le comble à mon contentement en déployant devant moi une carte assez exacte de la Sibérie. Je l’examinai avec une curiosité fiévreuse, me fis expliquer tous les signes, étudiai et m’efforçai de fixer dans ma mémoire les différentes routes et les courans d’eau : le cœur me battait violemment, je ne pouvais détacher mon regard de la carte, et l’officier finit par remarquer mon agitation. « Ah ça ! me dit-il, méditeriez-vous par hasard une évasion ? De grâce n’y pensez pas, c’est une chose tout à fait impossible. Plusieurs de vos compatriotes l’ont essayé, et ils ont pu se dire heureux si, traqués de toutes parts, torturés par la faim et fous de désespoir, ils ont eu encore le temps d’échapper par le suicide aux suites de leur entreprise insensée. Ces suites sont indubitablement le knout et une vie de misère que je ne saurais vous décrire. Au nom du ciel, éloignez de vous toute pensée semblable ! »

Je demandai à mon compagnon la cause de sa détention. « Est-ce que je sais ? me répondit-il. Ce n’est pas la première fois que je salue ces murs ; ce plaisir m’arrive au moins deux fois par mois. Nous avons un colonel de vieille date, très sévère en fait de discipline, et puisque, comme vous le voyez, j’ai l’heur ou le malheur d’être toujours d’une gaîté folle, il m’envoie très souvent aux arrêts pour m’apprendre à devenir un homme sérieux. Ce qui le fâche le plus, c’est que je ne lui demande jamais rien ; il appelle cela de l’in-