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d’espérer surtout dans la présence au conseil de M. Kapoustine, le fonctionnaire le plus haut placé et le plus influent après le prince, homme aux instincts généreux et qui plaidait toujours en faveur des condamnés politiques. Tout à coup une rumeur se fit, tous regagnèrent vite leur place, et le prince Gortchakov parut sur le seuil de la porte. Il s’avança d’un pas, fixa sur moi son regard quelques instans, puis me tourna le dos et rentra dans ses appartemens sans m’avoir adressé la parole. Une heure s’écoula dans cette attente cruelle, enfin je vis sortir du salon M. le conseiller Kapoustine, qui m’annonça avec un air bienveillant et poli que j’irais travailler dans les distilleries d’Ekaterininski-Zavod (établissement de Catherine), dans le district de Tara, au bord de l’Irtiche, à trois cents et quelques kilomètres au nord d’Omsk. À peine fut-il sorti que les assistans s’empressèrent de me féliciter. Je leur fis mes adieux, ainsi qu’aux deux pauvres gendarmes qui m’avaient accompagné depuis Kiow, et je pris place dans une kibitka qui m’attendait en bas et qui allait me conduire sous escorte au terme final de ma pérégrination.


III.

Le 4 octobre, par une froide matinée, à dix heures, je vis se dessiner devant moi un village composé de deux cents misérables maisons, toutes construites en bois, près du fleuve l’Irtiche et dans une vaste plaine ; au fond, sur une hauteur et au milieu d’un bois de pins, s’élevaient les bâtimens d’une fabrique. C’était Ekaterininski-Zavod. On m’introduisit dans le « bureau des finances » (kazionnaïa kanrora), et bientôt y arriva le smoiritel, c’est-à-dire l’inspecteur de l’établissement, M. Aramilski, auquel les gendarmes avaient déjà porté les papiers qui me concernaient. Il me fit mettre nu jusqu’à la ceinture devant tout le monde, et vérifia ainsi le signalement fait à Kiow, et qu’il tenait en main ; puis il ordonna de m’inscrire au registre des forçats sous mon numéro courant, et de me conduire ensuite au corps de garde. « Il travaillera avec les fers aux pieds, » ajouta-t-il en sortant sans m’adresser la moindre parole. Quand il se fut éloigné, un jeune homme, qui pendant tout ce temps avait continué à écrire comme les autres employés du bureau, se leva et tomba dans mes bras. C’était Charles Bogdaszewski, de Cracovie, qui, impliqué dans l’affaire d’Erenberg[1], avait été condamné à trois ans de travaux forcés et à la déportation pour toute la vie. Quelques instans après, nous fûmes rejoints par Jean Siésiçki, de

  1. Poète très renommé en Pologne, revenu de la Sibérie grâce à l’amnistie générale qu’avait accordée l’empereur Alexandre II à son avènement, mais déporté de nouveau tout récemment avec plusieurs autres Sibériens, « par mesure de précaution, » comme le disait l’arrêt.