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Il me conduisit dans une grande forge située tout près de la raffinerie ; on mit mon pied sur l’enclume, et l’on m’ôta mes fers. Je reconnus là l’intervention bienveillante de mes deux compatriotes ; pour la première fois, depuis mon départ de Kiow, je pus retirer ma chaussure ! On me mena ensuite devant un bâtiment en construction, un four à sécher le malt. Le toit n’en était pas encore achevé, et il fallait débarrasser la charpente d’un amas de débris et d’immondices qui la recouvrait. Je montai par une échelle sur le toit, suivi du surveillant et d’un soldat qui devait se tenir toujours à mes côtés ; en haut était déjà un autre galérien dont je devais partager la besogne. On me mit en main une pelle et un balai, et mon collègue aussi bien que le surveillant m’indiquèrent comment je devais m’en servir. L’air était froid, le ciel couvert et sombre, et la tâche imposée certes pas trop pénible ; mais, pour échapper à toute remontrance, pour éviter toute parole et tout regard, je travaillai sans désemparer, sans relever la tête, et bientôt j’étais couvert de sueur. Ah ! je pleurai !…

Dans la tournée de ses inspections journalières, M. Aramilski vint aussi sur la charpente où je travaillais, suivi des autres employés de l’établissement. Je continuais la besogne sans me détourner, et je fuyais leurs yeux comme si j’étais un criminel. Quelque temps après qu’ils se furent éloignés, le surveillant nous dit : « Reposez-vous. » Je m’assis sur un monceau de balayures, à côté de mon collègue, jeune homme bien fait, à la triple marque et à l’humeur enjouée. Je surmontai mes hésitations, et je lui adressai le premier la parole :

— Y a-t-il longtemps que tu es dans l’établissement ?

— Trois ans.

— Et à combien d’années es-tu condamné ?

— Pour toute la vie.

— Et pour quel fait ?

— J’ai tué mon seigneur.

Je frémis, mais je continuai :

— Sans doute tu l’as tué par accident, sans intention ?

— Mais oui, comme ça, sans intention, répondit-il en ricanant. J’avais comme ça une hache à la ceinture, je la pris à deux mains et je lui fendis la tête.

J’étais glacé d’horreur. Je repris cependant après une pause de quelques minutes :

— Mais pourquoi l’as-tu si cruellement assassiné ?

— Pourquoi ? assurément pas de gaîté de cœur. Notre seigneur était méchant et cruel ; il nous accablait de corvées et nous fouettait jusqu’à la mort. Pour délivrer toute la commune de ce bourreau, je pris sur moi de le tuer, et je le fis. Dieu a permis que je