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d’idéal, par lequel on a coutume de justifier les rêveries ou elle vous plonge, me paraît un mot vide de sens, plus décevant que ne le furent jamais la fontaine de Jouvence, la pierre philosophale et l’élixir de longue vie. Si la sagesse consiste à tenir en équilibre la nature humaine et à l’empêcher de trop fortement pencher d’un seul côté, il serait prudent aux gouvernemens de notre époque d’interdire pendant un demi-siècle, et peut-être davantage, toute exécution d’une œuvre musicale quelconque. Ce n’est pas de sensibilité que nous manquons, car après tout chacun de nous en possède plus qu’il n’en aurait fallu pour rendre malheureux dix hommes des générations précédentes ; c’est d’énergie et de volonté. Nous n’avons pas besoin de stimulans, mais de cordiaux et de toniques. Nos cœurs ne demandent pas à être surexcités, et peuvent se contenter des sentimens qu’ils possèdent ; mais nos caractères auraient beaucoup à faire pour être aussi énergiques et aussi résolus que nos cœurs sont humains et doux. Pas plus que vous je ne suis aveugle sur les grandes qualités qui distinguent nos contemporains : jamais les mœurs générales n’ont été, je crois, plus douces, plus faciles et plus aimables, jamais l’humaine pitié n’a montré plus de promptitude et d’élan qu’à notre époque, jamais les âmes n’ont été chatouillées d’un tel divin frisson de sympathie ; mais, par un contraste étrange, jamais on ne vit plus de timidité, de pusillanimité et de faiblesse. Il manque à toutes nos qualités ce sel que donnent l’énergie et la véracité. Notre sensibilité, qui s’irrite si aisément, s’effarouche plus aisément encore. Une ombre l’intimide, un souffle la glace, une vaine imagination la paralyse et la tarit. Nous marchons à travers notre société comme dans une chambre de malade, sur la pointe du pied, silencieux comme des ombres, ou chuchotant à voix basse des paroles qui s’arrêtent à demi dans notre gosier, comme si elles avaient envie de demander s’il est bien prudent à elles de s’envoler. Il semble que la voix humaine soit en train de changer de nature, et que désormais elle se propose de rivaliser avec les murmures des esprits. La vérité prononcée à haute voix nous paraît dangereuse : nous demandons qu’on nous la fasse comprendre par signe télégraphique et par manège muet. Nous ne sommes courageux et énergiques que négativement pour ainsi dire ; nous nous abstenons du mal plus volontiers que nous ne faisons le bien. À cette timidité morale, joignez une fébrilité physique et une inquiétude sans égales jusqu’ici. L’homme moderne s’agite sans cesse, comme s’il était piqué d’un taon invisible. Le repos et le loisir lui sont inconnus, et cependant il est plus agité qu’actif et plus affairé que diligent. Et ce sont ces générations aux nerfs délicats et affaiblis que vous soumettez aux voluptés répétées de la musique !