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forme anonyme, soit à liquider quand leur utilité n’aurait pas été démontrée, on aurait prévenu bien des ruines.

Quelles sont donc les réformes que devrait subir la société anonyme pour devenir plus accessible et plus praticable ? La question est si grave, elle touche à des intérêts si nombreux et si considérables, qu’elle a préoccupé un magistrat distingué qui, dans une circonstance solennelle, s’est fait l’organe du sentiment public. En signalant les progrès que notre législation commerciale intérieure devait poursuivre, il a cité, comme une sorte de stimulant, la nouvelle législation récemment mise en vigueur en Angleterre[1], où l’on a créé la société anonyme privée, c’est-à-dire se constituant sans la sanction de l’état. Ce progrès pourrait-il être réalisé en France ? Le savant magistrat ne le pense pas. Sans examiner si nos mœurs se prêtent plus ou moins à l’emploi de la législation anglaise, peut-être est-il opportun de rechercher quelles entraves d’une autre nature s’opposent à ce que nous fassions un usage plus fréquent de la forme anonyme telle que nous pouvons l’avoir.

Ces entraves ont été créées par le conseil d’état lui-même, qui s’est surtout constamment refusé, depuis plus de vingt ans, soit à reconnaître, soit à estimer les apports qui ne consistent pas en numéraire[2]. Ce n’est pas seulement l’apport industriel que le conseil d’état ne veut pas reconnaître. Dans la société commanditaire, le gérant étant en réalité la responsabilité, l’intelligence et le travail permanent de l’association, on lui reconnaît, pour cet apport d’une autre nature, sous forme de traitement fixe et de part bénéficiaire dans les profits de la société, des avantages plus grands que ceux accordés aux autres associés. Dans la société anonyme, on ne reconnaît pas ces avantages. Pourquoi cela ? Est-ce que dans cette société comme dans l’autre les aptitudes personnelles et d’éminens services rendus ne méritent pas une rémunération exceptionnelle ?

En de telles conditions, chacun comprendra que l’anonymat ne

  1. « L’Angleterre ne reconnaissait encore, il y a quelques années, que deux espèces de sociétés : les sociétés non enregistrées ou privées, c’est-à-dire celles qui se forment librement entre les parties contractantes, et les sociétés incorporées ou publiques, c’est-à-dire celles qui ne peuvent être établies que par charte royale ou acte du parlement. Les premières correspondent à nos sociétés en nom collectif, les secondes à nos sociétés anonymes. » — Discours prononcé par M. Blanche, avocat-général à la cour de cassation, à l’audience solennelle de rentrée de cette cour (novembre 1861).
  2. Une invention industrielle, la conception d’une entreprise commerciale, l’intelligence, les soins, le temps et le travail dépensés pour mûrir cette conception, la faire accepter par le public et grouper autour d’elle les capitaux nécessaires à la mise en exécution, tout cela constitué une véritable valeur, qui en droit commun (code civil, articles 1844, 1845), dans une société civile ou commerciale, représente l’apport de l’inventeur ou du promoteur de la société. La loi de 1856 ne s’est pas écartée, tout en prétendant le réglementer, de ce principe, basé sur la plus stricte équité. Pourquoi le conseil d’état refuse-t-il de le reconnaître dans les sociétés anonymes ? Sans doute la disposition légale qui, dans les sociétés en général, autorise un apport qui ne consiste pas en numéraire, a ouvert la porte à bien des abus. Que d’entreprises insensées, de découvertes ridicules, de conceptions illusoires ont été jetées en appât à l’avidité des actionnaires, et ont donné naissance à des sociétés où, sous la forme commanditaire par actions, le promoteur ou l’inventeur prétendu, et les habiles avec lui, se taillaient à leur guise, aux dépens des bailleurs de fonds, une ample part de bénéfices immédiatement prélevés ! Les tribunaux ont retenti et retentiront longtemps encore de scandales honteux ; mais faut-il, à cause de l’abus, proscrire l’usage d’une disposition utile, indispensable aux affaires ? Le conseil d’état nous paraissait mieux inspiré autrefois quand il la sanctionnait lui-même, et pour des sommes importantes. — On appelle encore apport les immeubles et le matériel industriel apportés dans une association de capitaux. Cet apport constitue souvent et légitimement un bénéfice aux apporteurs qui ont édifié l’immeuble et créé l’industrie mise en société.