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un fait, un homme, un événement, il faut le laisser dans le milieu où il s’est produit, entouré des circonstances qui ont préparé, accompagné ou contrarié son éclosion. On ne peut isoler un poète, un peintre, un musicien, du temps et du pays où ils ont vécu et accompli leur œuvre, sans méconnaître un des élémens de la vérité. Le génie, quelle que soit sa force innée, ne crée pas à lui tout seul la langue dont il a besoin pour se révéler. Il reçoit de la. société et de la tradition un héritage d’expérience sans le secours duquel il n’aurait point enfanté l’œuvre que nous admirons. C’est une manière de parler quand on dit brièvement que Cimabuë, que Giotto, Dante ou Palestrina ont créé la peinture, la poésie italienne et la musique religieuse. Ces génies divers ont trouvé des élémens imparfaits sans doute, une langue à peine ébauchée, un art encore dans l’enfance, mais dont ils se sont utilement servis pour arriver au but qu’ils ont atteint. Il est inique dans les choses de la morale et absurde dans l’histoire des travaux de l’esprit de ne pas tenir grand compte des faits et des circonstances qui enveloppent et précipitent une action, qui aident ou contrarient les efforts du génie. La puissance du génie peut se manifester dans la création de l’idée ou dans la perfection qu’il ajoute à la forme, au métier, à la langue de son temps.

Lorsque Monsigny vint à Paris, vers 1748, et qu’il s’essaya dans le genre modeste de la comédie à ariettes, il savait à peine la musique. Il apprit hâtivement un peu d’harmonie sous la direction d’un musicien de l’orchestre de l’Opéra, nommé Gianotti. Il n’est pas inutile de faire remarquer ici que la famille de Monsigny était originaire de la Corse ; que c’est un Italien qui lui a enseigné les premiers élémens de la composition, et que l’auteur de Rose et Colas dut à la Serva padrona de Pergolèse le réveil de son aimable esprit. Déjà avant Monsigny Dauvergne avait composé la musique d’un petit opéra-comique, les Troqueurs, qui peut être considéré comme le premier ouvrage de ce genre qu’on ait donné en France à l’imitation de l’opéra-bouffe italien. Ajoutons qu’un compatriote et un condisciple de Pergolèse, Duni, vint aussi en France cultiver avec succès ce genre éminemment national de l’opéra-comique, qui est né pourtant d’un mariage d’inclination entre la mélodie italienne et le vaudeville gaulois. C’est ce qu’a méconnu Adolphe Adam dans une notice qu’il a donnée de Monsigny, et ce n’est pas l’auteur du Chalet et de Giralda qui pourrait prouver que la musique française, dans le cadre ingénieux de l’opéra-comique, ne procède pas de l’école italienne depuis Duni jusqu’à Grétry, et depuis Grétry jusqu’à M. Auber. Ce qui n’est pas moins incontestable, c’est que Monsigny n’a pas été un imitateur des maîtres italiens de son époque, mais un disciple intelligent, qui a su mettre dans son œuvre charmante le cachet d’une originalité aimable et indélébile. Si Monsigny n’était pas un musicien expérimenté comme l’étaient Rameau et Philidor, il possédait une sensibilité si vive et un instinct mélodique si naturel qu’il a pu se passer d’une science qui n’a pas sauvé les ouvrages de ses deux illustres contemporains. Voilà ce que n’a pas compris ce froid bel-esprit de Grimm, qui connaissait la musique sans doute, mais qui la savait comme un pédant allemand qui méconnaît, dans les œuvres de l’art, la puissance de la grâce, du naturel et du sentiment. La critique de Grimm est superficielle, et il n’a eu qu’un bonheur dans sa vie de plagiaire