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donnée à la ligne dans les temps anciens n’est pas démontrée seulement par l’histoire bien connue d’Apelle et de Protogènes, par le dicton : nulla dies sine linea ; tout ce qui nous reste de vases, de sculptures et de peintures antiques en fait foi. Les Orientaux, dans leurs manuscrits, leurs dessins et leurs gravures, tiennent un compte tout particulier de la finesse et de la pureté du trait. L’habileté des contours dans les bas-reliefs égyptiens et assyriens prouve aussi que c’était alors une condition première de l’art. Soit par instinct, soit par tradition, ces peuples ont un sentiment merveilleux de la forme et de la proportion. En Géorgie, par exemple, nous avons vu les paysans faire eux-mêmes les vases qui leur servent de cuve de vendange. Un seul homme, aidé d’un enfant, construit en argile une jarre gigantesque, comme s’il bâtissait une maison. Chaque jour, il élève d’un pied environ les parois de ce magasin, et il arrive ainsi, sans autre instrument que ses mains et une spatule, à faire un vase de dix et quinze pieds de haut, qui offre la belle courbe des amphores antiques. Un grand feu allumé tout autour, en plein air, le sèche et le cuit. Ces vases se nomment kwewri ; c’est en plus grand le kados des Grecs. Sur les bords du Nil, ce sont des femmes et des enfans qui pétrissent ces gargoulettes, ces alkarazas élégantes auxquelles la couleur seule fait défaut.

Chez un peuple heureusement doué, le sentiment du beau doit se montrer en toute chose, et plus encore peut-être dans les objets d’un usage général que dans ceux d’un prix exceptionnel. C’est ainsi que les yeux apprennent à voir et conduisent ensuite la main de l’artiste, aussi bien que de l’ouvrier, à une exécution facile et sûre, résultant d’une intime connaissance des lois de la forme. Lors même que l’intelligence ne remonterait pas aux causes, l’effet ne s’en produirait pas moins instinctivement, car souvent il suffit de la mémoire pour guider les doigts à l’insu du raisonnement.

Il est certain que la céramique n’a plus chez nous l’importance qu’elle avait jadis, et qu’elle conserve toujours dans les contrées du soleil. Chez nous, le verre et le cristal l’ont remplacée dans un grand nombre de cas. Lorsqu’on songe à ce qu’étaient les poteries des Égyptiens et des Grecs, qui, seulement pour les vases à boire, en comptaient plus de cent espèces, toutes désignées par un nom particulier, tiré de l’usage, de la matière, de l’origine ou de l’invention, on reste étonné de notre stérilité en ce genre. Qu’on examine ensuite les innombrables formes de tout le moyen âge oriental, qu’on étudie ces verres, ces buires, ces coupes, ces fioles de Tyr, de Byzance et de Venise, toutes ces tasses, tous ces bols et ces chaudrons de la Perse sassanide, de Damas et du Caire, ces ibrik en forme de poires ou bien imitant les fruits de la famille des cucurbitacées,