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de nous dire la bonne aventure. Combien d’étranges questions s’est-on adressées sur les projets de Garibaldi et sur ses moyens d’action ? Où veut-il réellement aller ? Les plus rusés devins l’envoyaient en Orient ; ceux qui, dans la complication des affaires italiennes, craignent toujours d’être dupes en prenant les choses dans leur sens naturel voulaient que ces manifestations imprudentes couvrissent une entente secrète, politiques ridiculement profonds qui avaient oublié le mot du régent à Dubois dans une mascarade où le favori prenait envers son maître d’excessives licences : « Coquin, tu me déguises trop ! » Ah ! messieurs les nouveaux conservateurs libéraux, vous voudriez vous balancer noblement dans l’éther du juste-milieu ; la réalité révolutionnaire ne vous permet pas un si bel essor, elle vous saisit au collet et vous pend aussi bien que le commun des mortels au fil électrique ; la curiosité publique vous ordonne de lui expliquer les secrets, les incidens, les surprises de l’équipée garibaldienne. Quand vous seriez les plus éloquens des théoriciens politiques, aujourd’hui qui en aurait souci ? Pour avoir l’oreille de la foule, bornez votre ambition : tachez d’être de bons sorciers.

Quant à nous, qui n’avons point d’ailleurs envers le public les mêmes obligations, si l’on nous demandait comment il se fait que Garibaldi ait pu réunir auprès de lui des centaines et des milliers de volontaires à l’insu ou devant l’inaction du gouvernement italien, jusqu’à quel point on a pu se tromper sur ses intentions véritables et s’amuser de la pensée qu’il préparait une expédition pour l’Orient ; s’il veut en réalité se jeter immédiatement sur le territoire romain, ou s’il ne songe pas plutôt, sous le couvert de Rome, à imprimer d’abord à l’Italie une commotion révolutionnaire ; s’il aura pour lui non-seulement le sentiment, mais le concours des masses ; s’il créera un grand courant d’enthousiasme national dans lequel viendra se confondre l’armée régulière du royaume d’Italie ; si le gouvernement italien aura le courage et la force de disperser ses adhérens et de l’arrêter lui-même ; s’il cédera aux représentations prudentes de son roi, et même, dit-on, de ses amis politiques ordinaires ; s’il rentrera à Caprera satisfait d’avoir donné cette violente secousse à la politique italienne et cet énergique avertissement à la politique européenne ; si, dépouillé de moyens d’action, déjoué dans ses combinaisons, il culbutera dans un dénoûment ridicule ; si enfin il ira à l’encontre de nos soldats braver à Rome une fin tragique : — plutôt que de nous perdre dans ce dédale d’explications ou de conjectures, nous aimerions mieux donner tout de suite notre langue aux chiens. C’est un souci sincère et non une vaine curiosité que nous inspire l’état présent de l’Italie, et ce souci, c’est pour la France que, nous le ressentons. Nous ne voulons point nous occuper de l’issue probable des plans de Garibaldi, nous ne cherchons même pas à savoir s’il ira plus avant dans l’exécution de ces plans ; quand les choses en resteraient là, l’impétueuse équipée de Garibaldi nous fait entrevoir une série de difficultés et de périls pour la politique française, et c’est sur ces difficultés et ces périls que nous avons le droit d’appeler l’attention la plus sérieuse des esprits réfléchis.