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France de la gloire de ses chansons de geste se retrouve ici. L’esprit étroit qui domine à partir de saint Louis, les violences de l’inquisition, les malheurs de la guerre de cent ans, éteignent chez nous le génie. Strasbourg et Cologne deviennent les écoles du style que nous avions créé. La France voit à son tour chez elle des artistes étrangers. Le style français passe pour allemand; l’Italie l’appelle tudesque, puis, par un contre-sens des plus bizarres, fait prévaloir pour le désigner l’absurde dénomination de gothique. Il faut se rappeler que les Barbares furent surtout connus à l’Italie par les Goths. Gotico devint synonyme de barbaro, et une légende représenta les Goths comme des êtres fantastiques acharnés à la destruction des monumens romains, qu’ils venaient marteler pendant la nuit. Dans leur dédain pour cette architecture, qui n’était pas conforme aux ordres grecs, et qui leur était profondément antipathique, les Italiens du XVIe siècle l’appelèrent gotica, et ce nom fut d’autant plus facilement accepté par la France du XVIIe siècle, que le mot gothique avait pris en français, par suite de l’influence italienne, une nuance analogue (écriture gothique, les temps gothiques, etc.). De là à prétendre que les Goths avaient inventé ce style, il n’y avait qu’un pas : Vasari le franchit, et aujourd’hui ce non-sens historique n’est pas encore déraciné de l’Italie[1].

Comment se forma ce style extraordinaire, qui, durant près de quatre cents ans, couvrit l’Europe latine de constructions empreintes d’une si profonde originalité? Les doctes et judicieuses recherches que je rappelais tout à l’heure ont résolu la question. Les anciennes hypothèses, et d’une influence orientale, et d’une origine germanique, et d’un prétendu type xyloïdique (architecture en bois), doivent être absolument abandonnées. Le style gothique sortit du style roman par un épanouissement naturel, ou, si on l’aime mieux, par le travail d’hommes de génie tirant avec une logique inflexible les conséquences de l’art de leur temps : il fut la continuation d’un style antérieur, créé vers l’an 1000 et déduit lui-même des lois qui jusque-là avaient présidé en Occident à la construction des temples chrétiens.

Tout le monde est d’accord pour reconnaître que les églises antérieures au XIe siècle, à l’exception de celles que l’on bâtissait sous l’influence directe de Byzance, n’étaient que de chétives imitations des anciennes basiliques du temps des empereurs chrétiens. Le toit était soutenu par une charpente qui se voyait de l’intérieur; le travail était le plus souvent défectueux et sans style. Le mouvement

  1. On le trouve développé avec une assurance surprenante dans l’opuscule de M. Troya, Della Architettura gotica, Naples, 1857.