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leur vie en guerre et en fêtes, dans un cercle continu d’actions brillantes et de spectacles; mais l’art véritable ne va pas sans une solide culture du jugement : de joyeuses folies ne suffisent pas pour produire des œuvres durables et un mouvement vraiment fécond.

L’idéal sembla être atteint quand le hasard porta au trône celui des fils du roi Jean qui joignait aux goûts libéraux de son père et de ses frères un sérieux et un jugement qu’ils n’avaient pas. Artiste lui-même, architecte, mécanicien, entouré de ses habiles compères Raymond du Temple, Jean Saint-Romain, Charles V donna la mesure de ce que peut une dynastie amie des arts en un siècle dénué de génie. Toutes les histoires italiennes n’ont rien à comparer, pour la droiture et le bon sens, à ce prince, le plus accompli de tout le moyen âge; mais il garda toujours, en fait de goût, quelque chose de lourd, de commun, de bourgeois, s’il est permis de le dire. L’architecture civile produisit des ouvrages charmans, sans qu’il se formât un goût décidément national. L’artiste devint le favori, le commensal, souvent l’agent secret et le confident des princes. Ce n’est plus le mâle et intelligent ouvrier du XIIe et du XIIIe siècle; c’est le valet adroit, bon à toute sorte de services, cumulant la sellerie avec la peinture, les commissions secrètes avec les ouvrages d’art, prenant rang dans la domesticité du prince à côté du fou, du ménestrel et du tailleur d’habits.

L’aristocratie de princes du sang qui se forme à partir du roi Jean, et qui règne sous le nom de l’infortuné Charles VI, créa de brillantes cours féodales, assez analogues aux familles princières de l’Italie. Ces princes, si funestes à la France sous le rapport de la politique, furent tous des hommes de goût et peuvent être considérés comme les premiers grands amateurs laïques qu’aient eus les sociétés modernes. S’ils ruinaient le royaume, du moins ils l’embellissaient, et c’est à eux en particulier que la France dut ce brillant aspect féodal qu’elle perdit par les démolitions souvent inintelligentes du XVIe et du XVIIe siècle. Quel collecteur raffiné que le duc de Berri! Où trouver des goûts de luxe plus développés que dans la maison de Bourgogne? Quel prodigue se fit jamais pardonner plus facilement ses folies que Louis d’Orléans, ce séduisant abrégé des défauts et des qualités de son siècle? Mais que nous sommes loin pourtant avec ces princes des amateurs illustres qui ont fait la renaissance italienne! Les princes du sang de la maison de Valois, ne représentant pas des souverainetés territoriales bien délimitées et n’ayant pas de capitales fixes, ne pouvaient créer des régions d’art comme les Visconti, les della Scala, héritiers eux-mêmes de républiques longtemps indépendantes. La royauté ne suffit pas pour soutenir un grand mouvement d’art spontané. Il faut pour cela des républiques