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les inventions courent les rues sous des formes qui semblent combinées uniquement pour propager la banalité et la vulgarité ? Voilà le dernier mot, à vrai dire, de l’alliance du génie de la fiction et du génie de la spéculation.

C’est dommage pourtant, car un roman, un vrai roman, est une œuvre pleine d’attrait, la plus séduisante peut-être de toutes les œuvres de l’esprit. Il peut avoir la vérité de l’histoire sans s’asservir à la tyrannie de l’exactitude officielle. Il a sa philosophie quelquefois profonde sans se perdre dans les froides abstractions. Il touche à la poésie sans se confondre avec un lyrisme souvent factice. C’est le poème libre et familier de la vie humaine surprise dans ce qu’elle a de varié, de complexe et de saisissant. Dans ce cadre flexible, tout a sa place, la passion et la .satire, l’observation des mœurs et l’analyse psychologique, la description des phénomènes sociaux et les exaltations d’un cœur solitaire, l’étude des caractères et la peinture du monde extérieur, de la nature locale, du paysage. Un vrai roman est souvent le témoin d’une époque et d’une société pour lesquelles il parle, dont il exprime l’essence morale et l’esprit. C’est ainsi que, sous des rapports bien différens et dans une mesure bien diverse. Don Quichotte est la plus éloquente histoire de l’Espagne, et la Princesse de Clèves l’exquise peinture d’une grande société. René et Adolphe sont le résumé brûlant de tout un ordre de luttes intimes qui ont agité l’âme d’une génération. Il est telle œuvre de Mme Sand où, à travers la fiction, à travers la grâce énergique d’un récit tout d’imagination, se dessinent quelques-uns des phénomènes, quelques- uns des chocs intérieurs d’une société où tout se transforme, où tout est en fusion. Sans atteindre enfin à l’idéal un peu ambitieux d’une comédie humaine, les romans de Balzac, quelques-uns du moins, révèlent assurément certains côtés du monde contemporain ; ils fouillent dans les mœurs modernes et en font surgir des types frappans, bien que souvent ressaisis avec la confusion d’un talent inégal. Je ne sais si je me trompe, mais il est, ce me semble, des êtres une fois créés, vivant uniquement par la puissance de l’imagination, qui sont aussi vrais que des personnages réels, qu’on reconnaît à leur allure, à leur physionomie, qu’on est tenté de saluer comme si on les avait vus la veille, et la plus belle œuvre romanesque est celle où la conception est si naturelle, où l’observation est condensée avec tant d’art, qu’on ne sait plus bien où finit la réalité, où commence la fiction ; c’est ce qu’on nomme la vraisemblance, non cette vraisemblance vulgaire qui est comme la photographie terne et équivoque de la vie, mais cette vraisemblance lumineuse et saisissante qui résulte d’une juste combinaison de tous les élémens humains, qui se retrouve là même où la fantaisie semble avoir le plus grand rôle. C’est là justement le charme d’un vrai roman; il repose de la réalité, il la continue sous une forme nouvelle, et il y supplée quelquefois.

C’est le charme du vrai roman, dis-je, et c’est justement aussi l’attrait qui manque à tant d’œuvres éphémères qui n’ont du roman que le nom,