Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 40.djvu/260

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

eux, le plus farouche aussi, porte au bout de sa lance une tête sanglante! »

« Rudolf en marche plus vite. A la porte de la cabane où sont les ennemis, il aperçoit la chère tête de son frère. En rugissant, il arme son fusil et s’élance. Le premier qu’il rencontre, il lui enfonce son épieu dans la poitrine; puis, dédaignant dans sa rage armes ou défense, il s’élance ici et là comme l’aigle, et de ses seuls bras répand la mort et la terreur. Les coups qu’il reçoit, il ne les sent pas; l’un après l’autre, il égorge quatre ennemis et les jette expirans à terre.

« Le chef restait seul. Rudolf le saisit au milieu du corps et lui brise en même temps la poitrine et le dos. Quand il l’a renversé, il lui coupe la tête, prend à la porte celle de son frère avec douleur, et blessé, épuisé, sanglant, mais le cœur allégé, il retourne au village.

« Il était minuit quand, tout couvert de sang, il atteint la place où avait été la demeure de son père. Il y aperçoit cendres et fumée; une seule grange, près de là, est restée intacte ; il y va, il cherche un toit et du repos. Comme il franchissait le seuil, il entend au dedans la voix de son père : « Qui pourra me répondre? s’écrie le vieillard. Rudolf a-t-il trahi? Peut-être, peut-être n’a-t-il pas été lâche. Fais, ô Seigneur, qu’il soit innocent! Envoie-le ici avec la tête de cet homme, de celui qui portait celle de mon autre fils, afin que mon regard puisse voir Rudolf resté fidèle, et ensuite cette malédiction que j’implorais de toi contre lui, fais-la descendre sur ma vieille tête! Alors, sur la cendre de ma maison qu’ils ont brûlée, sur les corps de mes fils qu’ils ont tués, je te louerai, ô Seigneur, de m’avoir laissé survivre. »

. « Rudolf entra en entendant ces mots. « Paix à tes cheveux blancs, mon père! dit-il. Au moment où je reparais devant toi, les meurtriers de tes fils n’existent plus. » Et il jeta sur le sol la tête de son cruel ennemi.

« Le vieux père s’élança aussitôt, il entoura son fils de ses bras; mais déjà celui-ci s’affaissait vers la terre, et dans sa chute dernière Sven le suivit. Rudolf mourait de ses blessures en perdant tout son sang, et c’était de joie qu’expirait son vieux père. »


Les morceaux qu’on vient de lire, devenus populaires dans le Nord, marquent bien le point de départ de cette poésie profondément nationale de la Finlande, dont Runeberg est aujourd’hui le représentant le plus fidèle. L’auteur des Récits de l’Enseigne Stal a publié il y a peu de temps une seconde partie de sa série épique, et ces nouveaux essais de la poésie finlandaise mériteront une étude spéciale. En attendant, l’Église et la Tombe de Perrho nous offrent les premiers et peut-être les plus éloquens témoignages de cette protestation énergique de tout un peuple à laquelle le talent d’un grand poète a prêté de si nobles accens.


A. GEFFROY.


V. DE MARS.