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ses chevaux à quelque distance de la ville, quand deux loups furieux débouchèrent d’un bois et se précipitèrent sur les chevaux. On les cerna, on les tua à coups d’épieux et de lances, mais de leurs flancs entr’ouverts sortirent, dit-on, deux mains d’homme fraîchement tranchées et encore palpitantes. « Présage funeste ! s’écriront les uns : la louve, nourrice de Romulus, expire aux pieds de l’empereur ! — Non, non, répondaient les autres : ces loups représentent les Barbares repus de sang romain ; ils viennent tomber sous nos coups : que le présage soit exaucé ! » Ainsi les conjectures se combattaient, et la crédulité se tourmentait de ses propres rêves. On ne manqua pas de rappeler à ce propos l’auspice de Rome naissante, les douze vautours observés par Romulus sur le mont Palatin, et l’explication donnée par l’aruspice toscan que ces douze vautours présageaient à la ville douze siècles de durée. Or le XIIe siècle n’était encore qu’à son milieu. Là-dessus les opinions se divisaient ; on calculait, on supputait les années de la ville éternelle, chacun suivant sa chronologie, et pour donner raison à la peur, nous dit le contemporain de qui nous tenons ces détails, « on abrégeait le vol d’un vautour. » Les hommes d’élite parmi les chrétiens (car le vulgaire est le même partout) souriaient dédaigneusement à cette agitation de la société païenne. « Laissez là vos fables, répétaient-ils ; Rome périra si Dieu le veut, et, s’il ne le veut pas, elle restera debout. Quand Dieu décrétera sa ruine, c’est qu’elle aura comblé la mesure des crimes. » Ils ne ménageaient pas plus les efforts du patriotisme que les frayeurs de la superstition. Ils disaient aux citoyens qui réparaient leurs murailles : « Dieu seul est un rempart et une garde ; priez-le, invoquez les saints, cela vaudra mieux que vos citadelles. Les murs de Jéricho étaient neufs et solides : ils ont croulé au premier son d’une trompette. » Telle était l’attitude mutuelle des deux sociétés : d’un côté la peur, mais un reste d’énergie, de l’autre le mépris des choses du monde et une résignation désolante aux humiliations et aux souffrances.

La haute société romaine surtout présenta, dans ces jours de découragement, un spectacle douloureux : à Rome comme ailleurs, elle ne songeait qu’à la fuite. On ne vit bientôt plus qu’apprêts de départ, voitures de bagages sillonnant les routes, navires frétés dans les ports ; chacun laissait sa maison, ses biens, pour se réfugier en Sardaigne, en Corse, en Sicile, sur un écueil même ; on bravait la mer et les vents, pourvu qu’on fût loin de l’Italie. Cette désertion des riches mécontenta le peuple, et il y eut une émeute dans Rome. Honorius n’avait pas été le dernier à se ranger à ce lâche projet. D’indignes conseillers lui proposaient d’emmener une partie de l’armée en Gaule, et d’y installer le gouvernement, soit à Lyon, soit