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Pendant que son père et son pays étaient ainsi perplexes, Charles traversait rapidement la France, pressé lui-même, tout en s’en amusant, d’arriver au terme de son aventure. A Bordeaux, le duc d’Epernon voulut les inviter, lui et Buckingham, à passer quelques jours chez lui, comme des étrangers de marque, et ils n’y échappèrent qu’en lui faisant dire par Cottington qu’ils étaient de trop obscures personnes pour mériter cet honneur. Le gouverneur de Bayonne, M. de Gramont, soupçonnant quelque mystère, fut sur le point de les faire arrêter; mais un courrier que don CarIos de Coloma, ambassadeur d’Espagne à Londres en l’absence de Gondomar, avait expédié à sa cour pour la prévenir, l’en détourna en lui disant que le prince de Galles se rendait secrètement en Espagne, et qu’il pourrait bien être l’un de ces voyageurs. Près de la frontière, un troupeau de chèvres se trouva sur leur chemin ; Richard Graham dit à Buckingham qu’il saurait bien mettre la main sur un de ces chevreaux et l’emporter sans bruit. « Croyez-vous donc, Richard, lui dit le prince, que vous allez recommencer ici vos tours d’Ecosse? » Et, faisant payer d’avance le chevreau au pâtre, Charles l’abattit lui-même d’un coup de pistolet. Entrés en Espagne, aucun incident ne ralentit leur course, et le 17 mars au soir ils arrivèrent à la porte de l’ambassadeur d’Angleterre, le comte de Bristol. «plus gais qu’ils ne l’avaient été de leur vie. » Buckingham entra le premier, son porte-manteau sous le bras, pendant que Charles se tenait de l’autre côté de la rue avec le postillon; trouvant à la porte Jermyn, attaché à l’ambassade : « Je m’appelle Smith, lui dit le marquis; j’ai rencontré en route un serviteur de l’ambassadeur, Gresly, qui est tombé entre les mains des voleurs; ils l’ont fort maltraité et lui ont pris ses lettres, et moi j’ai fait une chute, et je me suis blessé à la jambe, ce qui fait que j’ai grand’peine à monter l’escalier. » Un autre secrétaire de l’ambassade reconnut à l’instant Buckingham, le conduisit dans une chambre, et alla en toute hâte chercher dans la rue le prince, sans rien dire d’abord à l’ambassadeur, qui, averti enfin, trouva les deux voyageurs réunis, et les reçut « avec une admiration et une joie, » écrivait-il le surlendemain au roi Jacques, qui n’étaient probablement pas à cette heure ses véritables sentimens.


GUIZOT.