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voir. Songeons plutôt que Stilicon nous guette avec une armée redoutable, et souvenons-nous de nos échecs d’Arcadie. » Ces derniers mots portèrent peut-être au cœur d’Alaric une blessure plus profonde que tout le reste. Se levant brusquement, l’œil en feu, la colère à la bouche, il insulta ce vieillard, qu’il appelait autrefois son père : « Si le grand âge, qui a glacé tes sens, ne t’avait pas enlevé la raison, s’écria-t-il, je ne laisserais pas tes lâches paroles sans châtiment. Quoi! tu m’oses conseiller la fuite! Quand l’empereur d’Orient m’a cédé ses droits sur l’Illyrie, quand cette nation m’a reconnu pour son chef, quand je suis maître et possesseur de vingt cités romaines, tu veux que j’aille demander refuge à mes esclaves, que j’étale à leurs yeux l’ignominie d’une fuite! Non, par les dieux de nos pères! je ne reverrai jamais en fugitif des lieux que j’ai parcourus triomphant. Je ne quitterai plus le sol de l’Italie que je tiens : vainqueur, j’y régnerai; vaincu, j’y serai encore par mes os. Que me parles-tu de dieux qui défendent Rome ! les dieux m’ordonnent à moi de la prendre. Ce n’est pas une fable que ceci, ce n’est pas un rêve ; beaucoup ont entendu comme moi une voix me crier du fond d’un bois sacré : « Marche, Alaric, marche au-delà des Alpes; cette année même tu parviendras à la Ville, là doit s’arrêter ta course! » Je marcherai encore, j’obéirai aux dieux : telle est ma résolution inébranlable ! » À ces mots, le conseil se sépara en tumulte.

Tel est le récit de Claudien, composé lorsqu’Alaric quittait à peine l’Italie. Il n’a rien qui puisse le faire rejeter comme une pure fiction; c’est le récit public sous une forme plus colorée, c’est le fait historique poétisé à la manière des historiens anciens. Qu’on ne s’étonne pas trop qu’Alaric, quoique chrétien, y parle des dieux, il comptait beaucoup de païens dans son armée, et d’ailleurs le christianisme des Goths, si grossier et si récent, devait se trouver singulièrement entaché de formules et de souvenirs païens. En tout cas, on est étonné malgré soi quand on lit, dans un écrit publié huit ans avant qu’Alaric ne prît Rome, cette prétendue prédiction faite au roi barbare, qu’il pénétrerait jusqu’à la ville éternelle, et que là serait la fin de sa course ou de sa vie. Un fatal enchaînement de circonstances amena en 410 l’accomplissement de cet étrange oracle, mais on ne peut nier qu’il ne se soit accompli.

Le roi des Goths n’avait plus qu’un parti à prendre, marcher en avant, puisqu’il ne voulait pas reculer; il le prit résolument. Il traversa la Ligurie, en évitant toutefois Milan, franchit le Pô, et se rapprocha en même temps des Alpes et de l’Apennin. Stilicon le suivait à courte distance. Après quelques hésitations, Alaric vint se poster dans la Ligurie subalpine, à Pollentia, où il sembla attendre la