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sont dans le plus triste état de délabrement, même aux environs de la capitale des colonies européennes du Mucury, qui porte le nom, si beau et si peu justifié, de Philadelphia. C’est là cependant que le directeur et les autres agens de la compagnie ont réuni les émigrans favorisés qui leur semblaient devoir le plus contribuer par leur santé physique, leur intelligence et leur zèle à la splendeur du chef-lieu. Partout les résultats du travail prétendu libre sont déplorables, et, pour comble d’humiliation, de grandes fazendas, récemment fondées dans la vallée du Mucury et cultivées exclusivement par des noirs esclaves, offrent l’aspect d’une véritable prospérité. Cela se comprend : les parens et les amis du directeur de la colonie, qui se sont distribué ces fazendas tout à fait en famille, ont les bénéfices de la colonisation sans en avoir les charges et les dangers. Sûrs de la complicité de la compagnie, ils profitent gratuitement du labeur des colons, des routes que ceux-ci ont frayées, des ponts qu’ils ont jetés, des embarcadères qu’ils ont construits. Leurs travailleurs nègres ont le mérite inappréciable de ne pas exister aux yeux de la loi : le planteur peut en user et en abuser sans violer un article du code, sans craindre les discussions du congrès ou les réclamations d’un ambassadeur; il n’est pas responsable du traitement qu’il inflige à sa propriété vivante, et s’il la ménage et la soigne, c’est précisément parce qu’il la possède sans contestation. De même s’il laisse dépérir l’Allemand à côté de son domaine, c’est que l’étranger, encore entaché d’un vice originel, a tort de se considérer comme un homme libre et d’insister sur la validité des contrats.

Dans les plantations du Brésil, une seule classe de travailleurs est encore plus détestée que celle des émigrans d’Europe : ce sont les Chinois, qu’on a commencé à importer en 1855 à titre d’engagés. « Le Chinois, au dire d’un écrivain brésilien, n’est pas un homme; c’est une espèce de monstre, soit de corps, soit d’esprit; c’est de la boue, c’est de la poussière, ce n’est rien!... » Nous ignorons comment les engagés chinois ont pu mériter cette condamnation sans appel; il est certain seulement qu’ils ont aux yeux des planteurs brésiliens l’impardonnable défaut de se considérer comme solidaires les uns des autres : l’injustice commise contre un seul d’entre eux les trouve tous debout, prêts à se venger, et le plus souvent, au lieu de céder eux-mêmes, ils font céder le maître. Les émigrans d’Europe ne montrent pas tous, il faut l’avouer, cet esprit de résolution fraternelle qui distingue les Chinois, et parmi eux on en trouve un grand nombre que les menaces, les flatteries, les promesses, décident à trahir la cause de leurs compatriotes; il en est même qui se laissent nommer économes, régisseurs, surveillans, et ne dédaignent pas, dans cette condition nouvelle, d’exploiter leurs anciens compagnons d’infortune.