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ment opposés ne renferme-t-elle pas de sérieuses menaces pour l’avenir, et dès aujourd’hui les hommes d’état du Brésil ne doivent-ils pas porter leur attention sur ce grave antagonisme, qui peut un jour partager la nation en deux peuples hostiles? Et quand même le procès pendant entre l’esclavage et la liberté ne se plaiderait pas au Brésil, n’amènera-t-il pas tôt ou tard un conflit entre l’empire et les républiques grandissantes qui l’environnent?

Ce sont là des difficultés qui demandent un remède héroïque, et non pas des expédiens. Le pouvoir central du Brésil est devenu plus fort : les voies de communication, à peine ébauchées, ont déjà rendu l’empire plus compacte et plus solide, une longue paix lui a donné de la considération, un gouvernement sincère et honorable a fait rejaillir sur l’aristocratie tout entière le respect qu’on porte à son chef; mais l’esclavage est toujours là, menaçant en silence la prospérité de l’empire naissant. Pour conjurer la catastrophe qui se prépare, pour éviter le conflit qui ne pourrait manquer d’éclater entre le travail libre et le travail esclave, il n’est qu’une ressource : s’occuper sérieusement de l’émancipation des noirs, sans attendre, comme on prétend le faire aujourd’hui, qu’une bonne Providence veuille bien faire disparaître peu à peu l’esclavage. La liberté, tel est le moyen d’inaugurer une ère de prospérité véritable; malheureusement on peut douter que ce moyen soit accepté par les planteurs, qui tirent leur influence et leurs richesses du labeur de leurs nègres. Ils préféreront peut-être, comme leurs confrères des états confédérés, s’exposer aux terribles hasards que leur réserve l’avenir, et se vouer d’avance à la farouche Némésis qui venge les opprimés de toutes les races; ils tiendront peut-être à honneur d’être les derniers civilisés qui se donnent le droit d’acheter, de vendre et fouetter leurs semblables. Ils apprendront alors à leurs dépens que la véritable civilisation ne consiste pas dans la fondation de vastes cités, dans l’inauguration de chemins de fer et l’exportation de marchandises nombreuses ; une immense catastrophe leur prouvera que la justice est le seul fondement durable des institutions et des empires. Quoi qu’il en soit, la mission de ceux qui s’intéressent aux destinées de la race latine en Amérique est clairement tracée. Instruits par la guerre civile qui désole les états anglo-saxons, jadis unis, ils ne doivent cesser d’avertir le Brésil et de signaler le nuage gros de tempêtes qui se forme au loin sur l’horizon.


ELISEE RECLUS.