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vérité; mais en marine aussi on se ruine toujours quand on cherche à paraître plus qu’on n’est dans la réalité. Qu’est-il arrivé de la marine de Louis XIV, lorsqu’il en est venu à développer les armemens au-delà de ses moyens? Quel rôle ont joué les quatre-vingts vaisseaux de ligne que possédait l’empereur Napoléon? A quoi donc a servi à l’Espagne de Charles IV d’avoir l’air d’entretenir une armée navale qui n’était plus en rapport avec ses ressources? A quoi donc a servi à la Russie la flotte qu’elle s’était donné tant de peine à créer, et qui semble avoir disparu dans la guerre de 1854-56 sans avoir eu l’honneur de tirer un coup de canon?

L’argent, a-t-on dit, est le nerf de la guerre, et il n’est pas besoin de chercher à prouver que cela est aussi, vrai des armées navales que des autres. Il est cependant quelques données de la question qu’il peut être bon de mettre sous les yeux du lecteur pour achever de le convaincre que sur mer, bien moins qu’ailleurs, l’argent ne saurait être suppléé par l’énergie des hommes ou par l’enthousiasme des populations. Les procédés révolutionnaires, auxquels certaines gens croient encore, n’y peuvent pas davantage. L’importance des prix auxquels reviennent maintenant les engins perfectionnés et indispensables de la marine contemporaine, les dépenses qu’entraînent ce que nous regardons aujourd’hui comme les plus simples de ses opérations, serviront aussi à faire ressortir les distances que la force des choses a créées entre les divers pavillons, et les chances que chacun peut avoir de changer à son bénéfice l’ordre des préséances actuelles. Ainsi au commencement du siècle, du temps de Nelson, les Anglais, en divisant le chiffre des dépenses de la flotte par le nombre des canons dont elle était armée, calculaient que chaque canon, considéré comme l’expression de la puissance militaire, revenait à 25,000 francs. Avec le vaisseau à vapeur, cette somme variait entre 125,000 et 150,000 francs; elle est aujourd’hui de plus de 250,000 fr. par pièce en batterie sur la frégate cuirassée le Warrior, qui, d’après la déclaration faite en chambre des communes par le secrétaire de l’amirauté, lord Clarence Paget, a coûté 9,175,000 francs[1]. Dans un grand nombre d’états, le budget total de la marine n’est pas aussi considérable que les sommes exigées pour la construction d’un seul de ces bâtimens. Ajoutez que le moins qu’il faille compter pour amortissement, entretien, réparations, etc., c’est 20 pour 100 du prix de revient. Comptez encore que le Warrior ne peut pas naviguer, même en beau temps, sans coûter, pour le charbon seulement, 35 ou 40 francs par lieue parcourue. Or, les bâtimens cuirassés étant de-

  1. La frégate la Gloire a coûté 4,700,000 francs seulement, mais il est juste d’ajouter qu’elle ne porte que trente-six canons au lieu de quarante, que sa machine est de 900 chevaux au lieu de 1,250.