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C’est d’abord la passion franche et impétueuse qui se montre dans Manon Lescaut, et, par sa vérité émouvante, nous fait presque absoudre les coupables héros de ce livre, qui eût bien surpris, pour ne pas dire révolté, les lecteurs de la Princesse de Clèves. Jamais les romanciers du XVIIe siècle ne se fussent avisés de rendre intéressans des personnages dégradés sans que le sentiment de l’honnêteté s’en trouvât affaibli, et cependant, de ce qui pourrait n’être qu’un paradoxe habilement soutenu, l’abbé Prévost a fait une histoire dramatique et touchante, et qui plus est morale, car on hait le vice qui avilit ces natures au fond pures et belles. « La jeunesse est si aimable, dit quelque part Mme de Sévigné, qu’il faudrait l’adorer, si l’âme et l’esprit étaient aussi parfaits que le corps. » Pour cette aimable jeunesse, en sa fleur dans ce roman où tout est jeune, les fautes et les malheurs viennent si bien de la faiblesse, de cette infirmité de l’âme humaine qui ne sait résister au facile entraînement des passions, que l’effet moral est produit quand nous ressentons en nous-mêmes une sorte de colère contre ces chutes fréquentes. Le même thème, repris si souvent par le roman moderne, est loin de nous laisser la même impression. Il traîne notre pensée sur des objets indignes d’intérêt, et ne nous offre pas ces contrastes d’attendrissement et d’indignation qui font de Manon Lescaut une lecture douloureuse et d’un intérêt sérieux. La jeune courtisane se relève assez par le dévouement et l’expiation de la souffrance pour qu’il soit permis de la comparer, après la sublime page de sa mort au désert, aux douces figures de Virginie et d’Atala, bien que la passion qui règne dans le chef-d’œuvre de l’abbé Prévost dût éloigner l’idée d’un rapprochement avec ces créations idéales et pures.

Dans une existence laborieuse et inquiète, l’abbé Prévost, ayant ressenti et souffert tout ce qu’il raconte, a eu le courage d’entreprendre d’immenses publications, outre ses longs romans, et dont nous n’aurions pas à parler, si elles n’avaient un rapport direct avec la littérature romanesque. En traduisant Richardson, il est le premier qui, avec Voltaire, a fait pénétrer en France le génie anglais sous sa forme la plus populaire. Son Histoire générale des Voyages, en partie traduite, en partie composée par lui, a ouvert des horizons lointains à l’imagination des romanciers, qui devaient y aller chercher de nouveaux effets et de vifs contrastes. Lui-même a puisé à cette source abondante. Cléveland, dans les récits de la vie sauvage, a presque le coloris vrai des romans modernes qui retracent les mêmes scènes, et si l’on peut voir en l’abbé Prévost un précurseur de Cooper, on peut aussi lui accorder la gloire d’avoir devancé Walter Scott en introduisant avec art, dans ses compositions romanesques, les élémens vrais de l’histoire politique et religieuse d’une