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comme tous les travers et tous les abus de la société, sont discutés de manière à jeter dans l’âme un trouble inexprimable, et comme ce génie prodigieux possède tous les moyens de fasciner les esprits qu’il veut convaincre, non-seulement il y emploie l’agrément d’un style net et lumineux, la logique apparente, la vérité quelquefois, mais encore les armes si redoutables du sarcasme et de la plaisanterie. Candide, l’expression la plus originale en même temps que la plus évidente de la pensée de Voltaire, est la satire la plus amère qui se soit jamais faite de notre monde, tel qu’il existe; mais en même temps cette satire jette le ridicule sur les bons mouvemens de notre nature, et, sous prétexte de nous ôter nos illusions, nous enlève nos sympathies et nos croyances. Zadig, la Princesse de Babylone, le Blanc et le Noir, Micromégas, sont des thèses où l’esprit de Voltaire se moque agréablement de la raison humaine; l’Ingénu, qui mérite plutôt le nom de roman que ces contes dangereux et charmans, chefs-d’œuvre d’art et de style, a des parties véritablement pathétiques; mais au fond l’intention philosophique enchaîne l’imagination du lecteur, et lui laisse une sorte de malaise et de défiance à la place du charme entraînant que font éprouver d’ordinaire les bons romans.

Les questions brûlantes agitées par Voltaire étaient assez à la mode parmi ce monde des salons, spirituel et positif, qui avait gardé ces traditions aimables et toutes françaises de l’esprit de la conversation, mais les représentait alors sous des formes tout autres que celles des cercles aristocratiques du XVIIe siècle. La littérature romanesque est imbue des idées qui ont cours dans la société; cependant elle n’a pas, comme sous le règne de Louis XIV, l’empreinte particulière des salons célèbres. Les encyclopédistes forment une coterie à part, qui écrit des romans plutôt pour y exposer des systèmes que pour émouvoir ou charmer d’une manière désintéressée le cœur et l’intelligence. Parmi eux, Diderot, ce fougueux naturel, écrit des romans cyniques et violens dans lesquels il semble souvent que son imagination dépasse sa conviction ; mais ils sont remarquables, la Religieuse surtout, comme preuve de l’excessive liberté où était arrivée la littérature dans le grand désordre des idées morales. Diderot, éloquent et enthousiaste, agit sur les esprits par les qualités d’une nature sympathique, comme Voltaire par cette nature sceptique et moqueuse qui recouvre les idées sérieuses d’une si brillante ironie.

La Nouvelle Héloïse, paraissant au milieu de ce dessèchement général, y rapporte des élémens de vie. Le sentiment de la nature, le goût des détails intimes et simples, la passion vraie, une langue rajeunie par l’emploi heureux et original de toutes les expressions