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de cette aimable réunion de talens gracieux. Avec une certaine supériorité, des connaissances étendues, une activité prodigieuse, elle a passé sa vie à vouloir régenter le monde, et à quelques égards elle y a réussi. Ses ouvrages d’éducation sous forme romanesque ont eu une assez grande influence, ses romans de sentiment ont été très goûtés; mais, dans les uns comme dans les autres, on sent toujours une sorte de sécheresse et de pédanterie.

Bien différente est Mme de Staël, dont les facultés sympathiques et ardentes ont une expansion libre et spontanée, soumise toutefois, comme tous les dons admirables de sa riche nature, à l’équilibre merveilleux de la raison et du bon goût. Cependant ses beaux romans laissent une impression assez pénible. Mme de Staël va, elle le dit elle-même, au fond de tout jusqu’à la peine, et c’est la disposition que nous apporte en particulier Delphine, cette peinture si habile de la société contemporaine, plus encore que Corinne, où l’exaltation poétique tient la place de cette douloureuse et profonde analyse. Le roman analytique et psychologique est une forme toute moderne, non par sa nature même, car de tout temps les romanciers ont usé de l’analyse, mais par ses tendances à chercher dans les plus insaisissables mouvemens de l’âme humaine des secrets qu’il est quelquefois dangereux d’y découvrir. Chez Mme de Staël, qui met une ardeur inquiète à sonder les problèmes de la destinée, la chaleur des convictions et la passion entraînante et communicative empêchent quelquefois d’apercevoir la tristesse des conclusions. Chez M. de Chateaubriand, cette impression désolante est rendue pour ainsi dire avec amour et offerte avec une sorte d’ostentation.

M. de Chateaubriand, c’est l’esprit des générations nouvelles sorties du chaos, qui s’interrogent avant d’agir, ne voient dans le spectacle des choses extérieures qu’une foule de mécomptes, et avec un grand dégoût du passé, peu de foi dans l’avenir, un besoin de croire et une sorte de doute mélancolique, refusent d’employer leurs facultés d’une manière simple et régulière. Ce n’est pas cette voix éloquente qui les rappellera à la pratique des devoirs, bien qu’elle leur ait donné la conscience et le sentiment de leur valeur. M. de Chateaubriand s’éloigne au contraire des conditions d’ordre et de régularité sans lesquelles il n’est point de bonheur, et nous donne dans René, dans cette figure hautaine et solitaire, qui est la sienne, le secret de la maladie morale de ce siècle, dont ce beau roman a été l’expression.

Les grandes tempêtes révolutionnaires et les grandes agitations guerrières exaltent certaines natures, mais il en est d’autres qu’elles écrasent de leurs émotions trop violentes. C’est à celles-là que s’adressaient les poétiques aspirations d’une imagination ardente et