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tières, les personnes instruites, les gens de goût et les hommes d’esprit. À l’usage de ce tribunal, il existe un code qui, pour n’avoir pas été rédigé en articles, domine toutes les lois positives que l’on aurait écrites ou que l’on voudrait promulguer à ce sujet. Ce code est écrit dans notre histoire, car c’est l’histoire qui a fait chez nous les conditions de la noblesse et qu’a donné à nos titres leur signification. Un des premiers articles de ce code, c’est qu’en France la noblesse est une affaire de race : une famille n’est véritablement noble parmi nous qu’à la condition de l’avoir toujours été ; un anoblissement n’est que l’affiche d’une roture ; un anobli n’est pas plus noble qu’un affranchi n’était un véritable citoyen romain. La vraie noblesse est indépendante des titres, elle leur est antérieure et supérieure. Combien de bons gentilshommes en France auraient pu à bon droit monter dans les carrosses du roi, sans être ni comtes, ni marquis ! En Angleterre, de nos jours, que de rejetons des plus anciennes familles historiques peuvent montrer les plus brillantes généalogies sans avoir même, comme en France, la faculté de se distinguer par une particule du commun des plébéiens ! Aujourd’hui quiconque dans la société française veut s’anoblir tente une chose impossible en dépit des parchemins qu’il obtient, fait preuve de grossière ignorance autant que de vanité puérile, et n’acquiert aux yeux des juges compétens qu’un profond ridicule. Molière a dit l’ineffaçable mot de ce ridicule-là : bourgeois-gentilhomme ! mot que les moralistes devraient de temps en temps répéter aux bourgeois-gentilshommes trop nombreux et parfaitement grotesques qui ont survécu à la révolution française. Puisqu’on lui parle encore de noblesse, notre démocratie doit adopter en cette matière les plus rigides maximes de la plus fière et de la plus jalouse noblesse de l’ancien régime, non-seulement parce qu’elles sont un frein à un travers absurde et injurieux à, notre révolution, mais parce qu’elles sont sanctionnées par l’histoire.

Quant aux titres, la vérité consiste aussi à penser comme Saint-Simon. Le furieux adversaire des bâtards légitimés, le contempteur des princes étrangers, le bouillant chicaneur des préséances avait raison quand il ne faisait cas dans l’ancienne France que de la dignité et du titre de duc et pair. Là du moins le titre avait conservé un sens, il était attaché à une fonction. Mais puisque dans l’ancien régime les titres étaient ouverts aux anoblis, et puisqu’on a voulu conserver dans la France moderne l’habitude d’en conférer, il faudrait au moins tenir grand compte des leçons de l’histoire dans l’application et l’usage qu’on en fait. Les titres sont des précédens historiques, puisque c’est l’histoire qui en a formé et fixé le sens et la valeur. Or les précédens de l’histoire sont semblables à la langue ; même après les révolutions, il faut tâcher, en appliquant ces précédens, de rester fidèle aux règles et aux traditions de la langue nationale. Malheureusement, quand Napoléon eut l’idée bizarre de créer une noblesse, l’histoire de France était mal connue et mal comprise, et lui-même il n’eut pas le sens historique de