Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 40.djvu/513

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et dans les rues de la ville chercher les pauvres, les estropiés, les aveugles et les boiteux. » Le serviteur obéit, et quand il a fait asseoir à la table du festin tous les pauvres qu’il a pu trouver, il vient annoncer au maître qu’il reste encore plus d’une place vide. « Eh bien! dit le maître, va dans la campagne, va chercher de nouveaux convives par les chemins et le long des haies, et force-les d’entrer afin que ma maison soit remplie.» Que signifient ces mots : force-les d’entrer, compelle intrare ? Sans remonter du texte latin au texte grec et du texte grec au texte hébreu, sans rechercher si la force du mot compelle se retrouve exactement dans l’expression primitive, la critique du sens commun ne suffit-elle pas à éclairer ce passage? Jésus, dédaigné par le peuple de Dieu, s’adressera aux indigens, aux estropiés, c’est-à-dire aux gentils; il les enverra chercher dans leur misère, et, tout honteux qu’ils sont d’être traités magnifiquement, il triomphera de leur timidité, il les forcera de s’asseoir au festin. Est-il question d’une contrainte violente? s’agit-il du droit de l’épée? On a honte, en vérité, de poser seulement cette question. C’est pourtant ce verset de saint Luc qui, à l’aide d’une interprétation judaïque, a servi de preuve au plus chrétien des docteurs, et, s’ajoutant à d’autres argumens meilleurs en apparence, confirmera une erreur de raisonnement par une erreur de texte.

Il faut que cette rupture de la tradition évangélique ait eu des suites bien funestes pour que M. l’abbé Flottes maintienne, sans déclamation aucune, mais avec une fermeté inflexible, le jugement qui, dans l’une et l’autre communion chrétienne, a condamné l’interprétation donnée par saint Augustin au verset de saint Luc. Il sait et il rapporte tout ce que de zélés apologistes ont écrit à la justification du saint évêque, il connaît les explications d’Henri Basnage, les atténuations de M. de Pressensé, les plaidoiries du père Thomassin, de dom Ceillier, de Muratori, il est heureux de recueillir tous les témoignages qui prouvent avec quelle douceur l’adversaire des donatistes a su appliquer un faux système; mais ce système, quoi qu’on puisse dire, n’obtiendra point grâce devant lui. Cette sévérité respectueuse et tendre, nous dirons volontiers ce loyal amour de la justice, est facile à expliquer quand on fit l’ouvrage de M. Flottes. Plus on est attaché par les liens du cœur à la sympathique personne du grand évêque, plus on souffre pour lui des disgrâces auxquelles cette seule faute l’a exposé dans la suite des siècles, je parle des commentaires indignes qui ont défiguré sa pensée et des crimes hideux qui se sont autorisés de son nom. Un jour est venu, un des plus mauvais jours d’une époque de sang, où des assassins ont prétendu justifier leurs forfaits en invoquant les doctrines de l’homme qui fut le modèle de la charité. M. l’abbé Flottes, malgré le soin qu’il a pris de faire resplendir avec amour la mystique auréole du fils de Monique, n’a pu complètement dissimuler cet épisode. Ce n’était pas à lui sans doute d’insister sur ces douloureux souvenirs. Nous demandons la permission d’être plus explicite.

Six mois après la Saint-Barthélémy, le frère de Charles IX, Henri d’An-