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ses caractères essentiels, la prétention de raconter non pas des fictions, mais des faits vrais, des anecdotes ayant un fondement réel. Pendant plusieurs siècles, les innombrables novellieri engendrés par Boccace ont débuté presque toujours en précisant les lieux, les personnes, et les époques qui figurent dans leurs historiettes, de manière à donner autant que possible à celles-ci la physionomie de la vérité.

En même temps que le talent de Boccace faisait du Décaméron un des chefs-d’œuvre de la prose italienne, ce recueil, par son immense succès devenait en quelque sorte le type du genre, et produisait dans toutes les langues de l’Europe des ouvrages calqués sur le même modèle. Or, quoique tous les contes de Boccace ne soient pas également licencieux, quoiqu’il s’en trouve par exception quelques-uns qui portent l’empreinte d’une assez grande délicatesse morale, comme par exemple la touchante histoire de Griselidis, il est incontestable que, dans leur ensemble, les récits du nouvelliste florentin sont caractérisés par l’extrême liberté des inventions, des tableaux et souvent des expressions. Boccace lui-même croit devoir s’excuser quelque part auprès des lecteurs scrupuleux en alléguant que la gaillardise est une des lois du genre dans lequel il écrit, et Pétrarque fait valoir en faveur de Boccace le même argument.

Dans notre littérature en particulier, les premiers imitateurs-du Décaméron se sont surtout attachés à reproduire, en les forçant, les couleurs licencieuses du modèle. C’est ce qui se remarque principalement dans le recueil intitulé les Cent Nouvelles nouvelles, qu’on suppose, à tort ou à raison, avoir été composé vers le milieu du XVe siècle par Louis XI, alors dauphin, réfugié à la cour de Philippe de Bourgogne, et par un certain nombre de seigneurs bourguignons. Cette prédominance de l’élément graveleux dans la nouvelle n’est pas moins sensible dans tous les recueils du même genre publiés chez nous au XVIe siècle ; elle se remarque aussi bien dans les contes attribués à Bonaventure Desperriers que dans les récits obscènes qu’on a mis sur le compte de Béroalde de Verville, et il suffit de comparer ces divers recueils à celui de la reine de Navarre pour reconnaître que ce dernier, qui nous paraît aujourd’hui un ouvrage un peu audacieux pour une princesse honnête femme, est infiniment plus réservé et beaucoup moins dominé par le goût d’un seul genre d’invention et de tableaux que tous les ouvrages analogues appartenant à la même époque.

Si l’on compare l’Heptaméron aux contes de Boccace, on reconnaît aisément que ce qui a donné naissance au premier de ces deux ouvrages, ce n’est pas tant le goût de Marguerite pour les récits grivois qu’une sorte d’ambition littéraire d’entrer en lutte avec un auteur qui faisait les délices de la cour. De tous les ouvrages français