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Et pour les convaincre, elle termine la journée en leur racontant la dixième nouvelle, plus sentimentale et plus pathétique encore que la précédente. Cette histoire, très longue, où tous les noms sont déguisés et où la scène est transportée en Espagne, s’applique probablement à quelque aventure contemporaine advenue en France.

Une jeune personne de grande maison, Floride, fille de la comtesse d’Arande, aime un brillant chevalier espagnol, Amadour ; mais, mariée à un autre, elle maintient inflexiblement celui qu’elle aime dans les bornes du devoir. La passion d’Amadour et la vertu de Floride sont aux prises dans des tableaux empreints d’un coloris à la fois très vif et très vrai. Floride va jusqu’à se défigurer de ses propres mains pour rendre cette lutte moins dangereuse pour son honneur. Elle triomphe à la fois de la passion qu’elle éprouve et de celle qu’elle inspire. Amadour, désespéré, se fait tuer dans un combat contre les Maures où périt également le mari de Floride, et celle-ci se retire au monastère de Jésus, « prenant, dit Marguerite, pour mari et ami celui qui l’avait délivrée d’une amour si véhémente que celle d’Amadour, et de l’ennui si grand de la compagnie d’un tel mari. Ainsi tourna toutes ses affections à aimer Dieu si parfaitement qu’après avoir vécu longuement religieuse, lui rendit son âme en telle joie que l’épouse à d’aller voir son époux. »

On voit par ce résumé des dix premières nouvelles de l’Heptaméron qu’il est assez difficile de décider si cet ouvrage, dans son ensemble, est moral ou immoral. L’austérité et la légèreté, la délicatesse sentimentale ou pathétique et la gaillardise plus ou moins grivoise, parfois même un peu grossière, l’esprit d’ironie et l’accent d’une piété sincère s’y mélangent à doses presque égales et en font une des compositions les plus bizarres de notre littérature.

Pour comprendre une princesse sage et pieuse ait pu, à un âge voisin de la vieillesse, consacrer ses loisirs à un ouvrage de ce genre, il faut se souvenir que Marguerite n’inventait point le sujet de ses nouvelles, et ne faisait que reproduire en les arrangeant plus ou moins les anecdotes qu’elle avait entendu raconter autour d’elle. Le caractère distinctif de l’Heptaméron remarque avec raison M. Leroux de Lincy, est de reproduire sous un voile assez transparent des événemens réels qui se sont passée à la cour de France[1]. Il faut se souvenir aussi que non-seulement Marguerite n’inventait pas le fond de ses nouvelles, mais que si l’on en croit Brantôme, qui nous affirme que sa mère Anne de Vivonne était une des devisantes de l’Heptaméron, la princesse rédigea probablement de véritables conversations. Les dix personnages des deux sexes qui

  1. Il n’y a d’exception que pour cinq ou six contes empruntés par Marguerite aux nouvellistes antérieurs.