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point : ils buvaient dans le même azarpèche. Dans un coin de cette salle, attristée encore par la demi-obscurité et les rumeurs de l’orage, gisaient sur le sol la pelle et la bêche, le double gagne-pain du fossoyeur. Par compensation, un frais bouquet de roses, cette fleur si chère aux Géorgiens, s’épanouissait dans un pot ébréché : là, il y avait une femme !


III

Grigory, qui ne se piquait guère de coquetterie, s’était contenté, pour être prêt à l’aurore, de se remettre sur ses pieds, de se frotter les yeux, de retrousser sa moustache et de friser son koudi ; puis il avait secoué ses amples pantalons et sa tunique de laine jaune, précaution utile dans les pays chauds où pullulent des compagnons de nuit fort incommodes pour tout autre qu’un paysan géorgien. Dimitri, dont la respiration égale présageait une prompte guérison, dormait encore au moment où Grigory, la jambe alerte et le cœur en liesse, s’éloigna de son logis en recommandant la prudence à Maniska. Il se dirigea vers le marché pour rapporter au prince du caviar frais, des œufs, du mouton, du pain blanc et du vin digne d’un si noble hôte. Le pauvre diable avait de petites économies, que sa soif quotidienne avait bien diminuées ; mais par bonheur il lui restait environ deux cents abaz[1]. D’ailleurs, avant l’épuisement de ce maigre trésor, qui sait ? quelques bonnes aubaines viendraient peut-être réparer les vides de son sac de cuir… A son retour, il trouva sur le seuil sa femme qui faisait le guet. — Le maître est réveillé, dit-elle, il veut te parler.

Grigory entra. Le prince, fort pâle, les nerfs agités, accoudé sur un coussin, paraissait plongé dans de sombres réflexions. — Ah ! te voilà, Grigor ; viens auprès de moi et écoute-moi bien.

— Comment vous portez-vous ce matin ?

— Mieux, beaucoup mieux.

— Avez-vous faim et soif ?

— Non ; ouvre tes deux oreilles, jamais tes lèvres.

— Par saint George, protecteur du Karthli, ma bouche sera plus fermée que la grotte du farouche Amiran, le filleul de Dieu[2] !

— As-tu de l’argent ?

— Deux cents abaz ; cette année est assez bonne, la fièvre va, et j’ai creusé…

— Bien, rends-toi au bazar où tu m’achèteras, comme pour toi-

  1. Un abaz vaut environ dix-huit sous.
  2. Allusion à une légende populaire. Cet Amiran est une espèce de Roland oriental.