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sous le poids de la malédiction de son père Uranus, qu’il avait détrôné. Prométhée enchaîné défie audacieusement le maître du tonnerre. Ou bien il sera délivré, ou, bien Jupiter s’en repentira. Le titan peut même dire d’avance quelle sera la cause de sa déchéance. Ce sera un mariage inconsidéré, d’où naîtra un fils plus fort que lui, possesseur d’une flamme supérieure à la foudre et d’une puissance plus formidable que le trident de Neptune. Les attaques dirigées par Prométhée contre le tyran des dieux et des hommes sont même de telle sorte qu’on s’est souvent demandé comment Eschyle, poète croyant, nullement sceptique, avait pu concilier sa foi religieuse avec les déclarations qu’il met dans la bouche de son héros, surtout quand on voit que son intention évidente est de lui donner raison au point de vue moral ; mais ce genre de questions ne doit pas se poser quand on connaît bien l’esprit du polythéisme grec. À partir du moment où la tradition religieuse, généralement acceptée en Grèce, avait reconnu des déchéances célestes et fait de Jupiter un dieu relativement jeune, il est clair que rien absolument ne pouvait garantir l’éternité de son règne. Ses prédécesseurs et lui-même étaient soumis au Destin. Prométhée n’avait pas manqué de le rappeler : les Parques et les Érinnyes, le Destin fatal et vengeur sont plus forts que Jupiter, qui ne saurait échapper à leurs décrets. Voir de l’incrédulité réfléchie dans les prévisions que le poète met dans la bouche de Prométhée, c’est donc se tromper de temps et de lieu. Eschyle, dira-t-on, fut traduit en justice comme contempteur des dieux ; mais ce ne fut pas comme incrédule, ce fut sous l’inculpation d’avoir révélé les secrets des mystères, et du reste il fut absous. D’ailleurs la doctrine religieuse du polythéisme n’eut jamais cette fixité dogmatique à laquelle le christianisme traditionnel nous a habitués, comme si c’était la forme nécessaire de toute religion. Nous avons, Dieu merci, dépouillé l’intolérance pratique, mais nous avons conservé, en matière de religion comme en tout le reste, ce qu’on peut appeler l’intolérance logique. Le contradictoire nous est insupportable. Adorer comme l’être absolu un dieu ne dans le temps, d’un caractère très imparfait, qu’une autre divinité pourrait renverser, nous serait complètement impossible. Or cette antinomie, l’antiquité païenne la supportait sans le moindre effort. C’est de la même manière qu’elle put considérer comme gardiennes et protectrices de la loi morale des divinités qui la violaient à chaque instant dans leurs passions ou leurs caprices. Il faut se le rappeler toujours : l’absolu, pour le paganisme antique, fut cette idée mystérieuse, mal définie, du Destin, de la Némésis, véritable fondement et des divinités personnelles et des lois morales, réalisant celles-ci au moyen et souvent aux dépens de celles-là, et dont les décrets, aveugles en ce