Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 40.djvu/878

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quelque chose qui s’ajoute au naturel, un stimulant qui n’est pas de trop vis-à-vis de certaines races.

Reste ceci, qu’un peuple ayant charge de lui-même et réduit à ses seules forces sentira plus vivement dans ses chairs l’aiguillon du besoin, — dans ses chairs, oui, mais pas ailleurs, pas dans son âme, pas dans son esprit, qui ne crient pas la faim. La paresse est de ce monde, c’est même pour certaines races le plus impérieux des besoins : livrez-les à elles-mêmes et ce qui leur plaira le mieux, la moindre subsistance une fois gagnée, c’est de ne rien faire. Tel est le naturel bien connu qui se déploie au Mexique, à Naples, en Espagne, à Saint-Domingue, éclatant et scandaleux parmi les masses, mais qui ne fait défaut nulle part. Aggravez le cas, supposez l’inertie des gouvernemens outre l’inertie des individus, et voilà un peuple arrêté à ce niveau où les êtres subsistent, ni plus ni moins, les seuls besoins qui se fassent écouter et servir étant ceux de l’animal que nous sommes.

Vous n’êtes pas convaincu : vous pensez peut-être que la nécessité est une grande école où de l’effort naissent toutes les vertus, et que si l’état se fait providence, il va soustraire les peuples à cette discipline cuisante et féconde. Regardez-y de plus près, percez la surface des choses et vous verrez uniquement ceci : qu’il se rencontre çà et là, malgré tout, des saints, des preux, des cyclopes, qu’à un très petit nombre d’élus rien n’est obstacle, tout est impulsion. Il y a des titans que rien ne foudroie ; mais cette part faite à l’héroïsme et au génie, c’est-à-dire à l’exceptionnel, au merveilleux, ne croyez pas légèrement que l’obstacle en soi possède une vertu, que l’impulsion et l’assistance soient en elles-mêmes choses pernicieuses et malsaines. Rien n’est moins obéi que ce prétendu empire de la nécessité : le commun des hommes en est écrasé, refoulé dans le désespoir et dans une incurable apathie. On l’a remarqué cent fois, les classes les plus misérables sont les plus inertes, les plus imprévoyantes. C’est parmi elles que vous rencontrez le moins d’épargnes et le plus d’enfans, et cela vient de leur misère, un mal dont elles cherchent l’oubli dans toutes les messes, un abîme qu’elles ne peuvent remonter, une partie dont elles désespèrent.

Les hommes sont ainsi faits : une misère d’où ils ne peuvent se tirer qu’avec de grands efforts est une misère où ils s’éternisent. C’est à propos de l’Irlande que Malthus a fait cette remarque : « Jamais les habitans d’un pays ne prendront des habitudes d’ordre et d’industrie, si, pour être occupés constamment et utilement, il leur faut déployer un degré extraordinaire d’application et de persévérance. » Songez donc que si la nécessité avait les vertus souveraines qu’on lui prête, le mal ne serait pas de ce monde : il suffirait de sentir le mal pour y échapper par l’effort.