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Les gouvernemens nous imposent partout cette limite de nos semblables à respecter ce précepte de l’inoffensif ; mais nous les avons créés, ou du moins nous les supportons pour qu’ils nous fassent cette légitime violence. Ceci est l’effet élémentaire de la sociabilité humaine ; on peut même dire que, parmi la moyenne des hommes, c’est l’effet le plus clair, l’unique triomphe du sens moral. Il faut voir ce qu’est en nous le sens moral, simple notion et simple sentiment, combattu par l’égoïsme, qui a la véhémence d’un instinct. En cet état, le sens moral n’est pas de force à nous porter vers le bien ; mais il nous décide à subir des pouvoirs extérieurs qui nous interdisent la malfaisance. À ce point de vue, dire qu’une race est sociable, c’est dire qu’elle se plie volontiers aux disciplines qui sont la loi naturelle de toute société. Or il faut convenir que cette résignation tournée en habitude prédispose les hommes à plier, à s’annuler un peu partout, à concéder le superflu aux gouvernemens.

Ainsi une race sociable est une race qui a besoin d’être gouvernée, qui se prête, qui s’expose par cela même à une foule d’interventions et de médiations officielles, lesquelles ne sont pas de trop dans cette mêlée où elle se plaît. Que si en outre elle a l’esprit philosophique, par là encore elle aboutit et conclut à un certain luxe de gouvernement. Elle y aboutit en ce sens que, la pensée étant chez elle un attribut dominant plutôt que la volonté, l’état pourrait bien avoir à suppléer par son action à quelque inertie nationale. Elle y conclut d’un autre côté en ce sens qu’elle érigera sur une base de raison théorique l’étendue et la vigilance du gouvernement. En effet, la première chose que va découvrir cet esprit en s’appliquant aux lois, qui sont, comme dit Montesquieu, les rapports essentiels des choses, c’est la justice. Il concevra la justice comme la règle de tous les rapports humains ; il la proposera comme fin essentielle aux sociétés, bien plutôt que le déploiement individuel. Son grand souci sera de mettre la justice partout. Or il n’y a que l’état pour imposer cette observance. L’individu a une autre mission, je dirai presque une mission contraire, où s’emploient, où s’épuisent presque tous ses organes, qui est de se conserver lui-même. Dans la physiologie des sociétés, on n’aperçoit que l’état qui puisse passer pour l’organe du droit.

Il vous semble peut-être que cet appétit de justice n’est pas un trait de caractère à distinguer une nation, que toutes les nations professent la justice, et que c’est un programme, que c’est même, dans une certaine mesure, un aliment commun à toutes les sociétés. Cette objection exagère quelque chose de vrai. En effet, l’humanité est une : c’est pourquoi elle nous apparaît partout en société, partout avec des gouvernemens pour garder le lien social, la loi morale ; mais la loi morale peut être entendue d’une manière plus ou moins