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1851 avait fait naître chez quelques rêveurs ces illusions, démenties plus d’une fois, comme on sait, en dix années. Je n’ai point d’ailleurs besoin de l’histoire pour me défendre contre de telles chimères ; la vue de l’exposition elle-même, avec le canon Armstrong, les bombes perfectionnées à l’arsenal de Woolwich, les modèles de frégates cuirassées et bien d’autres inventions meurtrières, me dit assez que l’état présent de l’Europe est une paix armée, que l’arc-en-ciel de l’industrie pourrait bien encore rayonner sur des tempêtes.

Deux nations dont l’alliance semble surtout nécessaire au développement des arts utiles, la France et l’Angleterre, se rencontrent face à face dans les voies pacifiques de la concurrence, et pourraient contribuer plus que toutes les autres à écarter ces ombres menaçantes. Malheureusement il existe entre les deux peuples des antipathies de caractère qui ne cèdent point aisément, et les tentatives essayées pour les réunir ne servent le plus souvent qu’à les séparer davantage. Je ne me ferai point ici l’écho de la presse anglaise, ni de ses plaintes sur la manière dont quelques écrivains français parlent de l’Angleterre. Lorsqu’ils expriment leurs opinions sur un pays étranger, ces écrivains usent incontestablement d’un droit qu’achètent tous les voyageurs ; mais on regrette de retrouver dans leurs jugemens précipités ces mêmes préjugés incurables, ces mêmes observations légères et superficielles, cette même ignorance des faits qui élèvent depuis des siècles une barrière à l’union de deux peuples que la nature semble avoir voulu rapprocher pour le bonheur du monde. Ce qui m’étonne surtout, c’est que des voyageurs qui, en y regardant bien, trouveraient peut-être chez eux des motifs d’humilité, passent devant les institutions, les libertés et les conquêtes politiques de l’Angleterre sans baisser la tête. Ces épigrammes sans valeur, dont les Anglais ont eu le tort de trop se préoccuper, ont plus refroidi qu’on ne le croirait les rapports entre les deux nations. Et pourtant qu’on ne s’effraie point, pour cimenter l’alliance industrielle des peuples, il faut bien moins compter sur les sentimens que sur les intérêts. Des concours du genre de celui qui vient de s’ouvrir à Londres tendent, en dépit des préjugés nationaux, à établir la fraternité des races sur l’échange mutuel des services. Espérons qu’ils contribueront en outre à répandre les élémens de la prospérité sociale, et que le jour viendra où, selon la noble parole du poète lauréat Tennyson, « chaque homme trouvera son bien dans le bien de tous, » — till each man find his own in all men’s good !


ALPHONSE ESQUIROS.