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et non de réflexion, et qui vient toute pleine d’allusions aux images du lieu, au caractère des interlocuteurs, aux jouissances du moment. L’idée est animée par des émotions, égayée par les reflets de la nature, individualisée par ce qu’il y a de plus personnel chez l’homme, par cette vitalité qui s’appelle l’imagination, et qui n’est que l’action simultanée de tout notre être, de nos affections, de notre intelligence et de notre volonté.

Je relisais dernièrement un extrait des jugemens portés par la presse sur l’avant-dernier ouvrage de M. Smith : Thorndale ou le Conflit des opinions ; — il s’agissait d’une œuvre assez analogue à Gravenhurst, d’une étude profonde et délicate, où les formes du drame ne servaient qu’à mettre en lumière ce qu’il y a de plus impalpable dans les tendances qui se partagent les esprits de notre siècle. — J’étais frappé du ton de tous ces jugemens. Les appréciations des juges ne s’accordaient pas. « On respire partout, disait l’un, les sentimens élevés du gentilhomme et du chrétien ; — l’auteur, disait l’autre, est un esprit si délicatement équilibré, qu’il peut peser avec une égale justesse les opinions les plus opposées ; en somme, c’est une intelligence singulièrement sceptique et impartiale. » Mais à travers ces dissidences d’opinions on sentait chez les divers critiques la même impression d’attrait, je dirais volontiers d’allèchement. Les uns et les autres avaient été évidemment gagnés : ils s’accordaient à représenter le livre comme une œuvre qui demandait à être savourée à loisir, qui devait avoir été écrite lentement, écrite plutôt par intermittence et aux heures favorables, tant elle renfermait de délicieuses pensées, et tant les pensées avaient la fraîcheur et comme le duvet du premier moment !

L’attrait ou du moins un certain attrait, c’est bien là aussi ce qui domine dans l’impression que me laisse Gravenhurst. J’en aime mieux la poésie que la métaphysique, j’y trouve plus de finesse dépensée que de profondeur ou de largeur. L’intelligence de l’auteur se dissémine sur un vaste espace et elle creuse volontiers dans les coins oubliés ; elle ne manque pas non plus d’originalité, mais c’est une originalité de détail. En nous présentant le général Mansfield, un vétéran de l’armée indienne, M. Smith dit avec sa délicatesse ordinaire : « J’allais ajouter que le général eût été partout un homme remarquable, mais j’aurais peur d’employer une expression inexacte. Ce qu’il y a de particulier chez lui, c’est le caractère complet de son esprit et de son individualité, et en général les hommes remarquables sont plutôt ceux qui ont fait quelque acte extraordinaire ou qui ont développé à un point insolite une de leurs facultés. » Cela s’appliquerait assez bien à l’écrivain lui-même : les qualités de son esprit tiennent essentiellement à tout ce qui accompagne son intelligence ; c’est un homme animé à la fois de plusieurs vies, un