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du triomphe de ceux qui l’avaient préparé à travers tant de fatigues, sans exciter positivement de colère, causa du moins une mauvaise humeur dont le roi put s’apercevoir en parcourant, pour se rendre au palazzo reale, les principales rues de la ville. On savait aussi que certains décrets excellens rendus par Garibaldi, pendant l’exercice de sa dictature, touchant l’abolition de la loterie, l’établissement des caisses d’épargne, l’établissement d’asiles pour les enfans, etc., seraient annulés, ou du moins ajournés, et cela n’était guère fait pour calmer les défiances du mezzo cetto[1] napolitain, qui considérait ces améliorations notables comme des conquêtes faites par lui-même à l’aide de Garibaldi. Quant à la noblesse, elle n’était point représentée à cette prise de possession officielle des provinces napolitaines par le roi d’Italie ; elle n’était ni à Naples, ni à Gaëte : elle s’était enfuie aux premiers troubles, et n’était pas encore revenue.

La seconde entrée du roi ne fut point semblable à la première ; dix-huit mois s’étaient écoulés lorsqu’il revint à Naples le 28 avril 1862 : il fut reçu avec un enthousiasme réel, très profond, que nulle mesure occulte n’avait préparé ; le cri ordinaire de l’opposition napolitaine, vive Garibaldi ! ne fut même pas proféré ; ce fut bien le roi Victor-Emmanuel, c’est-à-dire le libre gouvernement constitutionnel qu’il représente, qui fut acclamé. Il est certain que les clameurs de joie furent peut-être grossies dans l’espoir que l’écho en parviendrait jusqu’à Rome, où l’on préparait à ce moment même une sorte de manifeste absolutiste ; mais si l’ovation faite au roi, et souvent renouvelée, fut quelque peu inspirée par un esprit anti-papal, elle fut cependant, et dans presque tout son ensemble, un hommage volontaire rendu à l’unité de l’Italie, à la liberté sincère à l’aide de laquelle elle s’accomplit, et au roi honnête homme qui la symbolise. L’accueil réservé d’autrefois s’est changé en réception triomphale ; le roi et les Napolitains ont paru se comprendre à merveille, et cependant bien des malentendus, perfidement exploités, auraient pu les séparer encore, si l’unité, s’établissant chaque jour sur une base plus solide, n’avait pour ainsi dire une force intrinsèque et essentielle, supérieure par elle-même aux obstacles inévitables qu’elle rencontre comme aux obstacles qu’on lui crée.

Dans le contraste de ces deux réceptions faites à Victor-Emma-

  1. Locution assez difficile à traduire ; elle correspondrait à celles de tiers-état, de bourgeoisie, si elle ne s’appliquait pas plutôt à la classe lettrée qu’à la classe moyenne. En France, vers 1848, nous avons eu dans nos discussions politiques une expression oubliée aujourd’hui, les capacités, qui rendrait assez fidèlement le sens spécial de mezzo cetto. — En Italie, on respecte les gens de noblesse et les gens en place, mais on ne considère que les lettrés. En 1858, je visitais sur les bords de la Brenta une fort belle villa qui avait appartenu au général autrichien G…, homme de haute famille ; le contadino (paysan) qui me la montrait me dit, en parlant du général : C’était un grand seigneur, mais « sans littérature, » senza lettere !