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franc-maçonnerie plébéienne très réelle, dont le but unique est d’exercer le droit du plus fort ; le principe est de vivre aux dépens d’autrui, le moyen d’action est la terreur, L’association embrasse toutes les provinces napolitaines, où elle a des ventes dans chaque grande ville ; elle correspond avec le centre, qui est Naples, divisée elle-même en douze loges correspondant aux douze quartiers de la cité. Chaque loge est dirigée par un chef qui a pleins pouvoirs, auquel on obéit sans murmure, et qui a droit de vie et de mort sur les associés. Le camorrista n’exerce aucun métier ; il est habile à manier le bâton et le couteau, il est doué de courage, et vit grassement de l’impôt qu’il prélève sur les pauvres gens, cochers, petits marchands, cabaretiers, pêcheurs, domestiques de place. Bien souvent les touristes ont dû remarquer, lorsqu’ils montaient en voiture, qu’un homme s’approchait du cocher et en recevait quelques pièces de billon ; c’était un camorriste qui exigeait son tribut ordinaire : tant pour une course dans la ville, tant pour une promenade à la campagne. Il arrive souvent qu’un camorriste s’approche d’un étranger déjà assis dans la calèche, et lui demande où il va et quel prix il a fait avec son cocher ; cette sorte d’enquête sert à établir ce qu’on pourrait appeler la cote de l’imposition. Dans les cafés de bas étage, où les gens du peuple se réunissent pour jouer à la scopa, leur jeu favori, un camorriste surveille la partie, examine les cartes, juge des coups douteux, et reçoit un grain du gagnant. Le matin, les camorristes de chaque quartier font leur tournée à l’heure du marché, et prélèvent tant sur les légumes, tant sur les huîtres, sur le foin, sur les fruits, sur la viande. Jamais ils ne rencontrent de récalcitrans et c’est à qui s’exécutera de bonne grâce. L’association existait dans l’ancienne armée napolitaine ; elle existe aussi dans les bagnes, dans les prisons, dans les hôpitaux. Cette étrange compagnie a sa hiérarchie ; on parvient de degrés en degrés jusqu’au rang de chef supérieur, qui est le plus élevé et le plus envié. On commence par être aspirant, picciotto (conscrit) ; c’est le premier grade de l’initiation, et pour l’obtenir il faut prouver d’une façon irrécusable qu’on n’appartient ni à la police, ni à la marine, ni à la gendarmerie, qu’on n’est ni voleur, ni espion, et qu’on n’a dans sa famille aucune femme se livrant à la prostitution. Quand une fille publique est assassinée, il est presque certain qu’elle a été tuée par un de ses parens, camorriste qui, ne voulant pas être renvoyé de l’association, n’a point hésité à commettre un meurtre. À moins qu’une action d’éclat ne fasse franchir plusieurs degrés d’un seul coup, on doit rester un an picciotto ; on arrive ensuite au grade de piccioito di sgarro, qu’on pourrait nommer aspirant de première classe. On n’obtient pas d’emblée cet avancement : pour le mériter, il faut avoir joué du couteau par ordre de l’association, il faut avoir