Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/280

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rumeurs dubitatives du Moniteur auraient été plus fortes, et M. de Lamartine sans doute ne croyait pas lui-même que l’heure des chrétiens d’Orient fût arrivée, puisqu’il en appelait seulement à l’avenir, en s’écriant : « Heureuse l’heure où l’Orient s’écroulera tout entier ! » Mais si l’heure des chrétiens d’Orient n’était pas encore arrivée en 1840, c’était une raison de plus pour s’opposer au partage, pour donner aux chrétiens le temps de grandir vers l’indépendance. Le partage leur aurait interdit l’avenir en les soumettant à des maîtres plus doux ! il est vrai, que les Turcs, mais plus puissans et étrangers. Le statu quo au contraire réservait tous leurs droits et ne troublait point l’Europe.

Le statu quo, ou plutôt l’indépendance de l’Orient, n’avait en 1840 que deux formes, comme le disait fort bien M. Villemain dans sa réponse à M. de Lamartine : la Turquie et l’Égypte. Des deux côtés, l’Orient s’efforçait de se vivifier par l’imitation et le secours de la civilisation occidentale. La Turquie avait recours à des décrets qu’elle n’exécutait pas, et elle en est restée à cette rénovation d’apparence ; c’est encore là aujourd’hui sa politique. L’Égypte avait fait plus et mieux : elle s’était créé une armée, et elle savait gouverner et pacifier les provinces qu’elle avait conquises. La Turquie et l’Égypte ne songeaient ni l’une ni l’autre à la résurrection des populations chrétiennes ; mais cette résurrection sociale et civile, sinon politique, se faisait mieux sous la discipline et la régularité égyptiennes, imitées de l’Europe, que sous l’anarchie ottomane. Voilà pourquoi la puissance de l’Égypte et son maintien, qui étaient devenus un des élémens du statu quo oriental, convenaient à la France. La politique de la France en Orient est de souhaiter un Orient indépendant ; elle le préfère chrétien, elle l’accepterait musulman. Le tort qu’elle trouvait en 1840 à la Turquie, c’est qu’elle n’était point un Orient indépendant devant la Russie, de même qu’elle ne l’est plus en 1862 devant l’Angleterre. Le mérite qu’elle trouvait à l’Égypte, c’est qu’elle était dans le présent cet Orient indépendant que nous avons droit de souhaiter, et ne contrariait pas dans l’avenir l’autre Orient indépendant, l’Orient chrétien, que nous pouvions entrevoir.

Je ne nie pas l’engouement égyptien de la France : nous avons le défaut de ne pas aimer modérément ce qui nous plaît ; nous allons vite à l’adoration, et vite aussi de l’adoration au désenchantement. Je ne nie donc pas que la France en 1840 ne fût engouée de l’Égypte, mais j’explique cet engouement et j’en indique les causes. Nous avions de bonnes raisons d’aimer l’Égypte ; seulement nous avions raison à la manière dont les autres ont tort, c’est-à-dire avec fougue et avec entraînement. Quand je dis nous, je parle de l’opinion générale, et non pas de l’opinion du gouvernement. Chose curieuse en effet : prenez en France les principaux acteurs et les principaux