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raison. Non, il n’y a eu dans les négociations qui ont amené le traité du 15 juillet 1840 aucun dissentiment entre M. Thiers et M. Guizot : ils pensaient de même sur tous les points. Ils n’étaient ni l’un ni l’autre ultra-Égyptiens, ni l’un ni l’autre disposés à rompre l’alliance anglaise. M. Thiers, avant même d’entrer au ministère, professait plus hautement que personne la nécessité de cette alliance. Dans son discours du 13 janvier 1840, il expliquait très bien comment notre engouement égyptien pouvait amener une rupture entre nous et l’Angleterre, et il signalait la tactique de la Russie, qui était prête à renoncer à son protectorat oriental pour procurer un échec à la France. Ainsi M. Thiers et M. Guizot prévoyaient tous deux les difficultés que devait rencontrer notre politique en Orient, si elle continuait à être ultra-égyptienne. Après le traité du 15 juillet 1840, même accord sur la politique extérieure entre M. Thiers et M. Guizot. Tous deux ressentent également le mauvais procédé que l’Angleterre a eu avec nous en nous excluant, sans nous en prévenir, du concert européen. Ce mauvais procédé était-il un casus belli ? M. Guizot et M. Thiers ne le croyaient pas. M. Thiers, par sa note du 8 octobre 1840, restreignait le cas de guerre à la déchéance en Égypte de Méhémet-Ali. Il ne croyait pas que la France dût faire la guerre à l’Europe, et surtout à l’Angleterre, pour assurer la Syrie au pacha d’Égypte ; mais il croyait que la France ne pouvait laisser changer le statu quo de l’Orient par la déchéance en Égypte de Méhémet-Ali sans protester par les armes. M. Guizot était du même avis, et il acceptait, soit comme ambassadeur, soit plus tard comme ministre des affaires étrangères, la note du 8 octobre 1840 comme principe et comme programme de la politique française en Orient. M. Thiers, dans cette note du 8 octobre 1840, à la fois très sage et très ferme, prédisait que rendre la Syrie à la Turquie, c’était la rendre à l’anarchie. M. Guizot était du même avis, et tenait à Londres le même langage[1]. Où donc est le dissentiment entre M. Guizot et M. Thiers ? Il n’est nulle part en

  1. « Le sultan, disait M. Guizot à lord Melbourne, qui n’a pu ni défendre ni reprendre la Syrie par ses propres forces, sera hors d’état de la gouverner, et l’Europe, qui la lui aura rendue, sera sans cesse compromise et obligée d’intervenir, ou pour la lui conserver, ou pour la protéger contre lui-même. Il y a là des populations chrétiennes que les Turcs vexeront, pilleront, opprimeront d’une façon intolérable ; nous avons envers elles des devoirs traditionnels ; leurs souffrances, leurs clameurs exciteront la sympathie européenne. L’administration de Méhémet-Ali ne manque dans cette province ni de force, ni d’une certaine équité religieuse. Qu’elle reste entre ses mains ; nous n’en entendrons plus parler, et cette partie du moins de l’Orient jouira d’un peu de paix et donnera à l’Europe un peu de sécurité. » (P. 48, t. V.) Je n’irais pas volontiers jusqu’à la dernière conclusion de M. Guizot, je ne voudrais pas, aujourd’hui surtout, abandonner la Syrie à l’Égypte-, mais en parlant de l’avenir réservé à la Syrie, une fois rendue à la Turquie, M. Guizot n’était-il pas prophète ?