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les mettre à une pareille épreuve ? Précisément quand leur industrie est en grande souffrance. Notre marine marchande possède un matériel de 1 million de tonneaux en 4,800 navires, sur lesquels 1,640 sont âgés de douze à vingt ans. Les pertes annuelles sont de 3 1/2 pour 100 environ. Pour maintenir notre marine dans son état actuel, il faudrait construire par an 80,000 tonneaux. Eh bien ! en 1859, on n’a construit que 24,000 tonneaux ; en 1860, 10,500 tonneaux ; en 1861, 7,000 tonneaux, et on évalue seulement à 4,500 tonneaux la part de l’année 1862[1]. Comment irait-on, dans un tel état de malaise, exposer notre industrie au choc de l’industrie étrangère ? Ce serait vouloir fermer nos ateliers, supprimer le travail de trente mille ouvriers de toute profession, dont les familles forment une population de cent mille âmes. Les constructions neuves venant à manquer, les réparations même deviendraient impossibles ou devraient se faire à l’étranger, car, incertains d’être toujours occupés et payés, les hommes de nos chantiers se disperseraient bien vite dans les autres professions.

Ce n’est là pourtant que le côté industriel de la question ; il en est un autre tout politique et d’une bien plus grande importance. Supposons la francisation des bâtimens étrangers. Nous ne pouvons nier qu’à la suite d’un pareil acte se dérouleront les conséquences dont s’effraient les constructeurs. C’est par les chantiers du commerce que les ouvriers arrivent des classes dans les arsenaux. Si la construction s’arrête, on ne peut plus compter sur ce mode de recrutement. Comment alors le gouvernement pourra-t-il suffire à toutes les nécessités ? Comment, borné à ses seules ressources, fera-t-il face à tous les événemens ? Jusqu’à présent il n’a pu se passer du concours de l’industrie privée ; il a reconnu que nos constructeurs travaillaient à bien meilleur marché que les ateliers de l’état ; il a constaté qu’ils réussissaient à construire certains bâtimens, et il leur a confié l’exécution de nombreuses chaloupes-canonnières, de bateaux-avisos et de corvettes. Faudra-t-il qu’il renonce à cette précieuse assistance ? N’a-t-il pas au contraire tous motifs de s’assurer de ce côté un concours chaque jour plus actif ? Ne faut-il pas aussi prévoir le cas d’une guerre maritime ? Lorsque les mers seront parcourues par les flottes ennemies, comment le commerce se procurera-t-il les bâtimens dont il aura encore l’emploi ? Sera-t-il possible de rétablir du soir au lendemain les chantiers qu’on aura laissé fermer, de refaire un outillage, de reconstituer les approvisionnemens en matériaux qui doivent être amassés de longue main pour être utilement employés par l’industrie navale ? Voilà cependant les

  1. Déposition de M. Guibert, de Nantes.