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notre sage théologie qui damne les gens « cinq mille ans avant leur naissance. » Pour le mauvais chien appelé sens commun qui mord si ferme, bannissons-le au-delà de la mer : « qu’il aille aboyer en France ! » car où trouver mieux que nos révérends, Willis le saint par exemple ? Il se sent prédestiné, plein de la grâce qui ne lui manquera jamais ; donc celui qui lui résiste résiste à Dieu, et n’est bon qu’à pendre ; il peut le décrier, ce drôle-là, et le persécuter en conscience. « Pour moi, dit Burns, j’aimerais mieux être un athée franc et net que de faire de l’Évangile un paravent. » — « Un honnête homme peut aimer un verre, — un honnête homme peut aimer une fille ; mais la basse vengeance et la méchanceté déloyale, il les dédaignera toujours. Et maintenant faites du zèle pour l’Évangile ! Criez haut, comme quelques-uns que nous connaissons ! » Il y a une beauté, une honnêteté, un bonheur en dehors des conventions et de l’hypocrisie, par-delà les prêches corrects et les salons décens, à côté des gentlemen en cravates blanches et des révérends en rabats neufs.

Burns écrit ici son chef-d’œuvre, les Gueux[1], pareil à celui de Béranger, mais combien plus pittoresque, plus varié et plus puissant ! C’est à la fin de l’automne, les feuilles grises roulent dans les rafales du vent ; une joyeuse troupe de vagabonds, bons diables, viennent faire ripaille au cabaret de Poosie Nansie. « Ils trinquent et rient, ils chantent et se démènent, ils cognent et sautent, tant que les tourtières résonnent. » Le premier auprès du feu, en vieux haillons rouges, est un soldat avec sa commère ; la gaillarde a bien bu, il l’embrasse et lui tend encore sa bouche goulue ; les gros baisers font clic-clac comme un fouet de charretier, et chancelant sur sa béquille, d’un air crâne, il entonne à pleins poumons la chanson : « J’étais avec Curtis aux batteries flottantes, — et j’y ai laissé en témoignage un bras et une jambe. — Pourtant que mon pays ait besoin de moi, et me donne Elliot pour commandant, — je ferai tapage avec ma béquille au son du tambour. » Le chœur reprend et les voix ronflent : les rats effrayés se sauvent au plus profond de leurs trous. C’est à présent le tour de la commère : « J’étais fille autrefois, quoique je ne puisse dire quand. — Encore maintenant mon plaisir est dans les beaux jeunes hommes. » Son père fut un dragon, elle ne sait pas trop lequel ; c’est pourquoi tous ses galans ont porté l’uniforme, d’abord le tambour, puis le chapelain. « Bien vite je me dégoûtai de mon révérend imbécile. — Pour mari, je pris le régiment en gros. — De l’esponton doré au fifre j’étais toujours prête. — Je ne demandais qu’un bon soldat gaillard. » Depuis

  1. The Jolly Beggars.