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d’érudition, doué d’imagination, célèbre comme Victor Hugo par la nouveauté de ses innovations, par le ton guerrier de ses préfaces, par les magnificences de sa curiosité pittoresque, ayant promené sur l’univers et l’histoire ses cavalcades poétiques, et enveloppé dans le réseau infini de ses vers Jeanne d’Arc, Wat Tyler, Roderick le Goth, Madoc, Thalaba, Kehama, les traditions celtiques et mexicaines, les légendes des Arabes et des Indiens, tour à tour catholique, musulman, brahmane, mais seulement en poésie, en somme protestant prudent et patenté ? Ne prenez ceux-ci que comme exemples, il y en a une trentaine d’autres par derrière, et je crois que de tous les beaux paysages visibles ou imaginables, de tous les grands événemens réels ou légendaires, sur tous les points du temps, aux quatre coins du monde, il n’en est pas un qui leur ait échappé. Cette fantasmagorie est bien brillante, par malheur elle sent la fabrique. Si vous voulez en avoir l’image, figurez-vous que vous êtes à l’Opéra. Les décors sont splendides, on les voit descendre du ciel, c’est-à-dire du plafond, trois fois par acte : hautes cathédrales gothiques, dont les rosaces flamboient au soleil couchant, pendant que des processions se déploient autour des piliers, et que des clartés ondoient sur les chapes ouvragées, sur les dorures des habits sacerdotaux ; mosquées et minarets, caravanes mouvantes qui serpentent au loin sur le sable jaunâtre, et dont les lances, les parasols alignés posent leur frange sur la blancheur immaculée de l’horizon ; paradis indiens, où les roses amoncelées pullulent par myriades, où les jets d’eau entre-croisent leurs panaches de perles, où les lotus étalent leurs larges feuilles, où les plantes épineuses hérissent leurs cent mille calices de pourpre autour des singes et des crocodiles divins qui grouillent dans leurs massifs. Cependant les danseuses posent la main sur leur cœur avec une émotion délicate et profonde, les jeunes premiers chantent qu’ils sont prêts à mourir, les tyrans font gronder leur voix de basse, l’orchestre se démène, accompagnant les variations des sentimens par les soupirs doucereux de ses flûtes, par les clameurs lugubres de ses trombones, par les mélodies angéliques de ses harpes, jusqu’à ce qu’enfin, au moment où l’héroïne met le pied sur la gorge du traître, il éclate triomphalement par ses mille voix vibrantes réunies en un seul accord. Beau spectacle ! on en sort ébloui, assourdi ; les sens défaillent sous cette inondation de magnificences ; tout en rentrant chez soi, on se demande ce qu’on a appris, ce qu’on a senti, si véritablement on a senti quelque chose. Après tout il n’y a guère ici que des décors et de la mise en scène ; les sentimens sont factices ; ce sont des sentimens d’opéra ; les auteurs ne sont que d’habiles gens, manufacturiers de livrets et de toiles