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rustique, et choisissons nos sujets tout près de nous dans la vie humble. Prenons pour personnages un enfant idiot, une vieille paysanne qui grelotte, un colporteur, une servante arrêtée dans la rue. C’est le sentiment vrai, et non la dignité des gens, qui fait la beauté du sujet ; c’est le sentiment vrai, et non la dignité des mots, qui fait la beauté de la poésie. Qu’importe que ce soit une villageoise qui pleure, si ces pleurs me font voir le sentiment maternel ? Qu’importe que mon vers soit une ligne de prose rimée, si cette ligne rend visible une émotion noble ? Vous nous lisez pour emporter des émotions, non des phrases ; vous venez chercher chez nous une culture morale, et non de jolies façons de parler. Et là-dessus Wordsworth, classant ses poèmes suivant les diverses facultés de l’homme et les différens âges de la vie, entreprend de nous conduire, par tous les compartimens et tous les degrés de l’éducation intérieure, jusqu’aux convictions et aux sentimens qu’il a lui-même atteints.

Tout cela est fort bien, mais à la condition que le lecteur soit comme lui, c’est-à-dire philosophe moraliste par excellence et homme sensible avec excès. Quand j’aurai vidé ma tête de toutes les pensées mondaines, et que j’aurai regardé les nuages dix années durant pour m’affiner l’âme, j’aimerai cette poésie. En attendant, le réseau de fils imperceptibles par lesquels Wordsworth essaie de relier tous les sentimens et d’embrasser toute la nature casse sous mes doigts : il est trop frêle ; c’est une toile d’araignée tissée, étirée par une imagination métaphysique, et qui se déchire sitôt qu’une main solide essaie de la palper. La moitié de ces pièces sont enfantines, presque niaises[1] : des événemens plats dans un style plat, nullité sur nullité, et par principe. Toutes les poétiques du monde ne nous réconcilieront pas avec tant d’ennui. Certainement un chat qui joue avec trois feuilles sèches peut fournir une réflexion philosophique, et figurer l’homme sage « qui joue avec les feuilles tombées de la vie ; » mais quatre-vingts vers là-dessus font bâiller, et bien pis, sourire. À ce compte, vous trouverez une leçon dans une brosse à dents usée, qui cependant continue son service. Sans doute encore les voies de la Providence sont insondables, et un manœuvre égoïste et brutal comme Peter Bell peut être converti par la belle conduite d’un âne plein de fidélité et d’abnégation ; mais ces gentillesses sentimentales sont bien vite fades, et le style par sa naïveté voulue les affadit encore. On n’est pas trop content de voir un homme grave imiter sérieusement le parler des nourrices, et on se dit tout bas qu’avec des attendrissemens si fréquens il doit mouiller bien des mouchoirs. Nous reconnaissons, si vous voulez, que vos sentimens

  1. Peter Bell, — the White doe, — the Kitten and the Falling leaves.