Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/411

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Rattazzi, qui, en appelant l’extrême gauche aux affaires, allait bientôt entraîner le malheureux roi Charles-Albert à la déroute de Novare. À peine peut-il trouver d’assez énergiques paroles pour repousser l’impôt progressif, pour blâmer les déclamations furibondes et les prises d’armes intempestives contre les Autrichiens. Il ne cesse de s’opposer de toute sa vigueur à l’emploi des procédés violens par lesquels le parti avancé s’efforçait d’exalter en Italie les passions de la multitude. Il ne redoute pas seulement pour son pays la contagion des mouvemens insurrectionnels qui lui apparaissent comme un affreux désordre. Il promène sur l’Europe bouleversée de 1848 un regard effrayé, et se laisse aller aux plus tristes prévisions. « Encore un instant, s’écrie-t-il au mois de novembre 1848, et nous verrons, comme dernier résultat du procédé révolutionnaire, Louis-Napoléon sur le trône[1]. » N’est-il pas singulier d’entendre M. de Cavour devancer ainsi de quelques années la prédiction de M. Thiers dans un discours que les vociférations des tribunes publiques l’empêchèrent de prononcer, mais qu’il voulut imprimer, le lendemain tout au long dans son journal, le Risorgimento ? Les masses ne goûtent guère, on le sait, les prophètes qui les contrarient. M. de Cavour, si populaire aujourd’hui à Turin, fut donc, par le ressentiment des démocrates de cette ville, écarté du parlement. Il y rentrait cependant peu de mois après, grâce à l’appui des modérés, et ce furent les exigences des hommes de la droite et du centre droit qui le portèrent au ministère. Chose bizarre, les objections, nous ne voudrions pas dire l’obstacle, car il n’en mit aucun, vinrent du roi Victor-Emmanuel. « Comme vous voudrez ! dit-il aux futurs collègues du comte de Cavour ; mais rappelez-vous bien que ce petit homme, avant la fin de l’année, vous aura pris à tous vos portefeuilles[2]. » Et de fait il en fut à peu près comme le roi l’avait prévu.

En réalité, M. de Cavour porta aux affaires les mêmes dispositions qui l’animaient comme publiciste alors qu’au moment de fonder le journal conservateur et modéré dont nous parlions tout à l’heure, il écrivait au père de M. de La Rive : « Quant à la politique intérieure, je suis certain que je n’aurai aucun effort à faire pour rester dans une ligne sage, le parti de l’ordre étant pour le moment le plus nombreux. Ce qui lui donne le plus de force, c’est que le clergé catholique s’est mis à la tête du mouvement. Or le clergé, bien que libéral et anti-autrichien, est néanmoins fort modéré en politique. » Cette ligne de conduite nettement tracée au début, cette préférence

  1. Récits et Souvenirs, p. 270.
  2. Ibid., p. 285.