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orgueilleux accusait. Il souffrait de ne pouvoir les vaincre, mais dans cette souffrance il trouvait une sorte de satisfaction. Il se disait, par exemple, que s’il n’avait pas les mains liées, il sortirait vainqueur de la lutte. Aujourd’hui c’est de lui-même qu’il vient à douter. Devant ces chefs-d’œuvre, il se sent petit. Il se demandera tout à l’heure comment un autre les a pu faire et comment il les a faits. Dans cette admiration générale qui éclate autour de lui, il semble qu’il y ait quelque chose qu’on lui vole. Cette crise est bien indiquée par l’auteur ; les jalousies dont il montre cet ambitieux possédé sont moins à la charge de celui-ci qu’on ne le croirait tout d’abord. C’est que dans un tel sentiment plus la jalousie est violente, plus l’admiration secrète est sincère. Les deux sentimens se heurtent avec une force égale, et d’une telle lutte intérieure il faut sortir le cœur épuré, l’âme guérie, sinon devenir un malhonnête homme. C’est à ce moment que l’auteur fait apparaître la femme dont le doigt fera pencher la balance du côté du bien. Une première et frivole rencontre ne la décourage pas. Mariée, fidèle à son devoir malgré l’amour qu’elle ressent, elle prêchera d’exemple et montrera tout ce que peut le sentiment du devoir. Ce rôle est trop beau, trop glorieux, pour qu’elle l’abandonne et se laisse jamais entraîner. Ce qu’elle veut pour ce jeune homme impatient et tourmenté, c’est le repos de l’esprit, et elle lui montre que ce repos de l’esprit n’est donné que par la salutaire fatigue des patiens labeurs. « Vous êtes intelligent, devenez bon, » dit-elle. Et cette parole si simple présente une haute signification, puisqu’elle veut dire que l’homme qui réfléchit peut dominer les mauvais instincts de sa nature, et que la conscience est un guide souvent plus sûr que le cœur.

Lorsque son ami a parcouru jusqu’au bout cette voie qu’elle lui a faite si douce, Lucy Vernon meurt. Elle a su également comprimer son cœur jusqu’à la fin, et, au premier mouvement qu’elle lui permet, ce cœur se détend et se brise. Je rapprocherais volontiers de cette mort touchante celle de l’héroïne d’un roman qui développe une idée analogue, la Cause du beau Guillaume, par M. Duranty. Après avoir, comme Lucy Vernon, donné par son dévouement à celui qu’elle aime une certitude morale sans laquelle il ne saurait vivre, Lévise meurt, mais plus violemment, et comme frappée par la main de la fatalité. Il y a là en effet, même à l’insu des auteurs, quelque chose de plus qu’un dénoûment dramatique ; il y a une idée qui est tout le ressort de certaines âmes. Étrange volupté que celle du sacrifice ! Il semblerait que les existences honteuses dussent seules connaître l’expiation ; mais ce triste privilège ne leur est pas réservé, surtout en ce qu’il a de divin, et le bien s’achète aujourd’hui comme autrefois par toute sorte de sacrifices douloureux. Ici, des deux côtés, une femme se dévoue à un jeune homme faible, irrité, indécis, et quand l’amour a fait que cet homme s’est révélé à lui-même et connaît sa force, la femme qui est la cause de ce bien quitte violemment la vie sans demander la satisfaction pour elle-même des doux rêves qu’elle caressait. Et pourtant elle meurt contente, enviée même : que de femmes voudraient pouvoir payer de ce prix le bonheur de ceux qu’elles aiment !

J’ai insisté sur cette idée de dévouement, parce qu’elle tient une grande