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mène que l’Européen comprend mal, celui de la latitude absolue que nous laissons aux masses et même aux corps organisés dans l’expression de leurs sentimens, sans que ni l’initiative ni la liberté d’action du gouvernement en soient en rien atteintes. Nous ne voulons ni ne pourrions réprimer cette latitude, beaucoup moins dangereuse d’ailleurs dans ses manifestations que vous ne semblez le croire, et derrière laquelle se cache un bon sens politique que vous êtes loin de soupçonner. Dans la lettre du ministre au capitaine Wilkes, il ne faut voir qu’un témoignage de satisfaction donné par un supérieur, en dehors de toute solidarité de cabinet. Le président n’a de même rien à démêler avec le vote du congrès, et si après discussion il est reconnu que nous avons violé le droit international, les membres qui ont provoqué ce vote accepteront des premiers, sans la moindre arrière-pensée, les réparations nécessaires. »

Le second acte allait commencer, et il devait donner raison à mon interlocuteur. La toile se releva sur les courriers qui apportèrent à New-York quelques détails de l’impression produite en Europe par la capture du Trent. Ces premières nouvelles non-seulement n’avaient rien d’officiel, mais étaient de plus fort incomplètes. Pendant deux ou trois jours, si l’on s’en souvient, l’attitude des journaux de Londres fut marquée de quelque hésitation. Le Times lui-même, si fidèle expression des sentimens du peuple anglais, le Times y fut pris, et ne s’attendait pas à l’explosion de colère qui parcourut le sol britannique comme une traînée de poudre. L’opinion publique à New-York fut donc abusée d’abord par ces fausses données, et tant que l’on put croire que l’Angleterre reculerait, le ton non-seulement de la presse, mais des salons, resta empreint d’une fâcheuse et regrettable exagération. « Jamais on ne rendrait Sliddell et Mason que dans un cercueil. Comment la Grande-Bretagne songerait-elle à venir attaquer un peuple qui en six mois avait mis six cent mille hommes sur pied? Oubliait-elle le milliard de dollars que ses négocians avaient placé chez leurs banquiers transatlantiques, et le perdrait-elle ainsi de gaîté de cœur? » L’illusion fut courte. Bientôt arriva le message de la reine avec les conditions, d’ailleurs fort modérées, du cabinet de Saint-James, mais qui n’en impliquaient pas moins le choix entre la paix et la guerre. Or la guerre était matériellement impossible au gouvernement américain; c’eût été la sécession immédiate et définitive. Je vis alors une preuve remarquable de ce sens politique dont on m’avait parlé. D’après la violence avec laquelle s’était jusque-là manifestée l’opinion, je m’attendais à un orage de récriminations amères et passionnées : tout au contraire chacun se rendit immédiatement compte des impérieuses exigences de la situation, aucun meeting ne fut provoqué, les journaux se tu-