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tant d’autres lieux, que tout s’arrangerait. On se sentait le plus fort, et on jugeait inutile de se donner du mal à l’avance. C’est toujours la vieille histoire du lièvre et de la tortue. Enfin on comptait au besoin sur ces centaines de mille de volontaires portés sur tous les almanachs comme représentant la force militaire du pays, que l’inexpérience populaire regardait comme irrésistible. On fut vite détrompé. Les gens du sud perdent l’élection présidentielle. Ils ont encore la majorité dans le sénat ; ce n’est pas le pouvoir qui leur échappe, mais c’est une blessure à leur orgueil. Les meneurs et les ambitieux se font de cette blessure un moyen de succès, et ils lèvent l’étendard de l’insurrection. Le pouvoir fédéral, toujours immobile, laisse à la fois écouler la période des compromis, de la conciliation, et celle de la répression énergique et immédiate. On s’arme de part et d’autre pour une lutte devenue inévitable ; mais le sud a les hommes de guerre, il a les armes, il a l’organisation, il a la volonté et la passion. Le nord est impuissant à ravitailler le fort Sumter, et ses volontaires, levés pour trois mois, comme si la campagne ne dût pas durer davantage, se font battre à Bull’s Run, non par manque de courage, car les exemples de courage individuel sont nombreux, non par la faute du général Mac-Dowell, qui les commandait, et dont le plan méritait le succès, mais par défaut d’organisation et de discipline.

Après Bull’s Run, il n’y avait plus de place aux illusions. On avait devant soi une grande guerre. Enivré d’orgueil, encouragé par tous ceux qui, pour un motif ou un autre, voulaient du mal aux États-Unis, le sud, la chose était désormais évidente, ne consentirait à rentrer dans l’Union qu’après des revers. Les espérances des ambitieux qui y dirigeaient les affaires étaient dépassées ; ils tenaient une veine de succès ; à aucun prix, ils ne l’abandonneraient. Au nord, en revanche, l’humiliation avait ouvert tous les yeux. On sentait qu’ayant pour soi, avec la supériorité du nombre et de la richesse, le bon droit et la légalité, qu’ayant le dépôt de la constitution à défendre contre une minorité factieuse qui après tout ne prenait les armes que pour l’extension de l’esclavage, on deviendrait la fable du monde, si on ne résistait pas. On sentait ensuite qu’une fois la doctrine de sécession admise et sanctionnée, elle serait susceptible d’applications infinies ; de morcellement en morcellement, on irait jusqu’au chaos, qui ne tarderait pas à faire la partie belle au despotisme. On sentait enfin que c’était une chimère de prétendre à faire vivre en paix l’une à côté de l’autre deux puissances qui n’avaient point fait encore l’épreuve réelle de leurs forces respectives, séparées radicalement, malgré leur communauté de langue et d’origine, par l’institution de l’esclavage, l’une en voulant le développement et l’autre l’abolition, séparées aussi par des intérêts qu’aucune