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et parfumée à ce squelette des monumens qui ne sont plus. Des lézards d’émeraude glissent à travers les feuilles, que dans leur vol frôlent les hirondelles.

A quelques pas du palais, une petite plate-forme, entourée d’un parapet de construction récente, s’avance au-dessus de la mer, et s’appelle le Saut-de-Tibère. C’est de là, selon la tradition, que les victimes étaient précipitées jusqu’au bas de la falaise, où des hommes les attendaient qui les assommaient à coups d’aviron : du moins la légende le prétend, et Suétone le raconte. « On montre à Caprée le lieu des supplices d’où les condamnés, après des tourmens longs et choisis, étaient jetés à la mer en sa présence et par son ordre : les cadavres étaient frappés à coups de croc et de rame par les mariniers jusqu’à ce qu’il n’y restât plus aucun souffle[1]. » Une pierre lancée à toute volée par un bras vigoureux ne peut parvenir jusqu’à la mer; la trajectoire parabolique la ramène forcément sur les rochers qui servent de base à la falaise ; à plus forte raison un corps humain, inerte et pesant, ne pouvait être précipité jusque dans les flots : il s’en allait roulant le long de ce rempart abrupt, bondissant à la saillie des rochers, et n’arrivait en bas que meurtri et mort depuis déjà longtemps. La précaution de poster des bourreaux pour achever les suppliciés me paraît tout à fait superflue, et ressemble fort à un de ces enjolivemens d’historien qu’on appelle une figure de rhétorique. Quoi qu’il en soit, le Saut-de-Tibère a onze cent trente-cinq pieds d’élévation, et une pierre de moyenne grosseur qu’on fait tomber sans projection met vingt-sept secondes à le franchir. Le rocher, naturellement taillé à pic, descend droit comme une muraille, se soulevant çà et là en pointes aiguës, portant quelques touffes de verdure qui animent sa teinte grise, et baignant ses pieds dans une toute petite anse où la mer se brise en beaux flocons d’écume.

Plus loin encore, et presque sur la même ligne que cet emplacement de sinistre mémoire, en haut d’un mamelon de forme pyramidale, s’élève une ruine isolée, morne, grise, rajeunie par un escalier moderne, nouvellement blanchi à la chaux, et qui conduit jusqu’à son sommet. C’était un phare, dit-on. Je veux bien le croire, quoiqu’à cet endroit il ne pût indiquer ni l’entrée d’un port, ni un écueil à éviter. Ne serait-ce pas plutôt de là que Tibère faisait examiner, ex altissima rupe, les signaux qu’il avait ordonné d’établir au loin, afin de savoir ce qui se passait, dans la crainte que ses courriers ne fussent arrêtés[2]? De ce point élevé en effet, on embrasse l’île entière et la mer qui l’entoure; l’œil le moins exercé verrait facilement

  1. Suétone, ap. Tib. § 62.
  2. Id., ibid., § 65.