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un feu allumé sur les côtes de Campanie. Ou, mieux encore, ces ruines ne sont-elles pas celles de l’observatoire où il contemplait les astres? car il était très versé dans l’astrologie, qu’il avait étudiée pendant sa retraite à Rhodes. Le récit de Tacite laisse peu de doute à cet égard; le paysage est resté le même : voilà les détours et les rochers, avia ac derupta, que domine la maison; la mer est au fond du précipice; l’affranchi ignorant, mais vigoureux, litterarum ignarus, corpore valido, peut facilement y pousser l’astrologue consulté, si le maître a découvert en lui quelque artifice ou veut simplement s’assurer de son silence[1]. Au reste qu’importe? Aujourd’hui c’est un bloc de briques cimentées et agencées dans le mode de l’opus spicatum; le temps l’égrène sous ses doigts; des ravenelles fleurissent dans ses fentes, le voyageur y monte pour admirer l’horizon, et depuis deux ans la foudre l’a frappé trois fois. Un escalier taillé dans le roc même conduisait jusqu’à la mer, ou peut-être à une vaste grotte située en contre-bas et inaccessible aujourd’hui. Les degrés ont été cassés ou détruits, quoique les traces en subsistent très visiblement; il serait périlleux d’essayer de les descendre, et le pied nu des Capriotes eux-mêmes n’oserait s’y risquer.

On s’attend bien à ce que, dans l’île de Capri, il ne soit question que de Tibère : tout vient de lui. Ce puits, c’est lui qui l’a creusé; ces citernes, c’est lui qui les a fait construire; cette muraille, c’est lui qui l’a bâtie; ce rocher, c’est là qu’il venait s’asseoir pour regarder du côté de Rome; cette grotte, c’est là qu’il sacrifiait aux dieux infernaux; cette caverne, c’est là qu’il enfermait ses prisonniers. Et de tout ainsi. On raconte les anecdotes rapportées par Suétone et par Tacite; on sait quand il est venu ici, on sait quand et comment il est mort; il n’y a pas d’enfant qui ne bégaie son nom; les anciens du pays en parlent comme s’ils l’avaient connu. Il a laissé une trace ineffaçable; sa légende est impérissablement gravée dans toutes les mémoires; les Capriotes parlent de lui avec un certain amour-propre : l’un d’eux me disait : Nostro Tiberio (notre Tibère). Cela ne me surprenait pas; mais, malgré moi, je me rappelais les vers d’Auguste Barbier :

Et vous! passez, passez, monarques débonnaires.
Doux pasteurs de l’humanité.

J’ai peu de goût en général pour les césars; depuis le plus grand jusqu’au plus petit, depuis a le chauve adultère » jusqu’à Firmicus, qui régna deux jours et nagea dans le cirque avec des crocodiles, ils me semblent tous avoir été la superfétation malsaine d’une civilisation égoïste jusqu’à l’odieux. Cependant je ne puis m’empêcher

  1. Tacite, Ann., liv. VI, § 21.