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pour aller y brouter les plantes parasites. Le peu de viande qui se consomme dans l’île est achetée en terre ferme. Il y a six ânes pour promener les voyageurs, et trois chevaux moins forts et moins grands qua les ânes. Quant aux animaux sauvages, il n’en existe pas, et je ne parle que pour mémoire des serpens, qui sont tous inoffensifs et appartiennent à la famille des couleuvres. Ils sont du reste vigoureusement chassés par quatre paires de busards qui se sont partagé l’ile. Lorsque l’un d’eux, entraîné par son vol, pénètre sur le terrain de chasse qu’un autre s’est réservé, ce sont des batailles et des cris que l’on entend dans l’île entière. Ils nichent sur les plus hauts sommets. Quand leurs petits ont atteint une certaine croissance, ils les conduisent sur le continent ou dans l’île d’Ischia, et ils leur donnent impitoyablement la chasse, s’ils reviennent du côté de leur rocher natal.

C’est vers le commencement et vers la fin de la journée que je sortais de préférence, afin de jouir des splendeurs du soleil levant et du soleil couchant, à ces heures où la nature, regardée sous une lumière particulière, offre le contraste charmant des ombres plus accusées au milieu de clartés plus vives. J’étais en général accompagné dans mes courses par un vieux Français qui peut-être mérite d’être présenté au lecteur. C’est un ancien soldat de Lutzen, où il fut laissé pour mort sur le champ de bataille avec trois coups de crosse qui lui avaient ouvert la tête et fracassé la clavicule. Il ne s’en porte pas moins bien aujourd’hui et rit beaucoup en racontant ce qu’il appelle « cette petite aventure. » Il se nomme Joseph Bourgeois, il est venu au monde à Bastia d’un père né à Valenciennes. Il s’engagea de bonne heure, fit la campagne de 1812 et de 1813 ; il a gardé un mauvais souvenir de Wilna. Il était sergent dans la garde : après l’abdication de Fontainebleau, il suivit Napoléon à l’île d’Elbe, où il resta, pendant les cent jours, pour garder Madame-mère et la princesse Pauline. Retourné en Corse après Waterloo, il s’y ennuya et vint à Naples pour y voir un de ses parens qui avait servi dans les troupes de Murat. A Naples, il entendit parler de la Grotte d’Azur et voulut la visiter. Il vint à Capri avec l’intention d’y passer un jour. Il trouva le pays à son goût, le petit vin blanc lui parut agréable, les femmes ne lui semblèrent point déplaisantes, et il est ici depuis quarante-six ans, marié, fort estimé de tous et ayant rempli d’importantes fonctions municipales. Il a été juge de paix, deux fois syndic (maire), capitaine de la garde nationale; mais un jour il eut l’idée fort naturelle de réclamer au ministère à Naples une somme de cent trente ducats qu’il avait dépensée pour le gouvernement : on s’aperçut alors qu’il était Français, que jamais il n’avait été naturalisé, que c’était indûment qu’il avait exercé les charges de juge de paix, de syndic, de capitaine, et l’on refusa net de reconnaître sa créance,