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une école à Capri et une école à Anacapri; mais pour les deux il n’y a qu’un maître : il passe trois jours dans l’une, trois jours dans l’autre; de cette façon, ses écoliers n’ont jamais moins de trois jours pour oublier ce qu’ils viennent d’apprendre. A huit ans, on met les enfans à la mer, car ils sont déjà capables de filer une ligne, d’amorcer un hameçon, de renouer une maille, de faire un nœud à l’écoute ou d’assujétir un tolet; à huit ans, on les envoie aux champs, car ils peuvent arracher les feuilles aux mûriers, cueillir les raisins, assembler une gerbe, ramer les haricots et déterrer les pommes de terre. Alors que deviennent l’école, l’instruction, le désir d’apprendre, et la hardiesse d’oser mettre en pratique ce que l’on a appris? Il y a là un cercle vicieux d’où il est difficile de sortir. Si les enfans vont à l’école, ils ne gagnent pas leur vie; s’ils gagnent leur vie, ils ne vont pas à l’école. Et puis le grand raisonnement qui pousse le verrou à tout progrès est bien vite mis en avant : «Nos pères n’en savaient pas plus long que nous; ça ne les a pas empêchés de vivre, de se marier, d’élever leurs enfans et de mourir sans avoir jamais manqué de pain. » Alors il faut admettre que le docteur Pangloss avait raison et que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes! Ce n’est cependant pas l’opinion de l’inspecteur des écoles de l’île de Capri, qui est un Anglais fort indigné de ce qu’il appelle « cette nonchalance. »

La nécessité où sont réduits les enfans de suffire eux-mêmes à leur vie le plus tôt possible a pour eux un résultat plus désastreux encore que l’ignorance, car dès le plus bas âge elle oblitère chez eux le sens moral de telle façon et si profondément qu’il est souvent bien difficile de le redresser dans la suite; je m’explique : comme le père et la mère veulent que l’enfant rapporte afin d’alléger leurs charges, le premier geste qu’ils lui apprennent à faire, c’est de tendre la main; la première parole qu’ils lui apprennent à bégayer, c’est le mot un’ bajocco (un sou). Muni de cette double instruction, un enfant qui peut à peine parler se traîne devant vous et répète à satiété, comme une machine : Un’ bajocco, un’ bajocco! Les voyageurs du reste sont fort coupables en ceci, et au lieu de lutter contre cette déplorable habitude, ils l’encouragent. Quand ils rencontrent un petit garçon ou une petite fille dont la figure leur plaît, ils s’arrêtent, le regardent, lui font la risette, et comme en général on ne voyage pas avec des provisions de polichinelles et de poupées pour amuser les enfans, ils lui donnent un sou pour acheter du nanan. Le lendemain, un étranger passe, l’enfant court à lui et lui demande l’aumône. Puisqu’on lui a donné hier, pourquoi ne lui donnerait-on pas aujourd’hui? Ainsi la mendicité devient un droit, le bambin en use et paraît fort surpris lorsqu’on lui en fait honte. Dans les premiers temps, le père et la mère prennent