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un des jambages plonge dans la mer, l’autre s’appuie, au milieu de la falaise, parmi des touffes de genêts, d’acanthes et de câpriers. L’humidité des pluies, filtrant lentement à travers les pores de la roche et entraînant les parties tendres de son calcaire, a glissé sur sa forte charpente et lui fait de longues cristallisations opaques qui se sont attachées indissolublement à ses flancs. Quelques petits bouquets de verdure tremblent à son sommet. On dirait l’arc triomphal bâti par la nature primitive pour célébrer les victoires ou la défaite de quelque Briarée. Nous sommes dans le pays des légendes : Encelade gémit écrasé par l’Etna, qu’il ébranle à coups d’épaules, et Jupiter tient Typhon prisonnier sous le mont Epomée. L’arc de Capri est un plein cintre presque parfait, ce qui est assez rare dans de semblables convulsions, qui presque toujours ont pris la forme ogivale. Il est très imposant et tout à fait grandiose quand on le regarde du haut d’un piton formé de blocs superposés qui s’élève à une trentaine de pas. A travers sa baie colossale apparaît, comme une armée de géans pétrifiés, la suite des rochers du rivage, entremêlant leurs pics élancés, leurs masses énormes, leurs promontoires aigus, et se teignant de bleu à mesure qu’ils s’éloignent; tout au fond, par-delà la mer qu’il est impossible de voir, on reconnaît la haute colline boisée où Massa étale ses maisons blanches. L’arc est encore percé de deux petites ouvertures irrégulières à travers lesquelles on aperçoit la mer tout au fond, comme un trou noir sur l’infini. C’était une de mes promenades favorites pendant mon séjour à Capri, et j’ai vu Là des couchers de soleil que je n’oserai pas essayer de décrire, mais que je n’oublierai guère. Naturellement les Capriotes ont encore trouvé le moyen de mêler à l’arc naturel le souvenir de Tibère; ils prétendent que sous l’arcade une chaîne de fer était pendue, à laquelle on attachait les condamnés par le milieu du corps; le vent les balançait longtemps avant qu’ils pussent mourir, et Tibère se complaisait à regarder leurs convulsions. De cette histoire, je ne crois pas le premier mot.

Malgré la popularité dont il jouit parmi les habitans de Capri, Tibère n’est pas le seul qui vive dans leur souvenir; un autre homme a laissé une trace profonde dans leur mémoire, et, chose particulière, cet homme est Hudson Lowe. On montre encore sa maison; les vieillards du pays l’ont connu et m’en ont parlé. « Il n’était point fier, disent-ils, et il donnait volontiers quelque petite monnaie aux enfans. » J’ai vu passer sous les arbres une Capriote âgée qui, malgré la décrépitude de la vieillesse, garde encore quelques traces de beauté; elle fut sa maîtresse et le suivit partout, à Malte, en Angleterre, en France, à Sainte-Hélène. Si le fait est vrai, qu’était donc cette lady Lowe dont parle le Mémorial? Cette femme, qui avait attaché son sort au sort de celui qu’on devait tant maudire, vit à cette